Segment 3 : Les Éditions du Frisson

1.5K 164 204
                                    


Là, ils ont vu surgir une petite dame pimpante, la cinquantaine tout comme eux, inconnue au bataillon des notables labélisés, qui leur a tenu un discours inattendu. Sous divers pseudonymes, elle produit des livres à succès qu'elle leur suggérait aimablement de s'abstenir de lire. D'un côté, des guides pratiques, secrets du bonheur, mystères du malheur, méthodes infaillibles pour séduire les badboys, comment divorcer riches et heureux, recettes aphrodisiaques, cuisine castratrice, etc. Par ailleurs, des fictions, romans à l'eau de rose, malheurs sentimentaux, science fiction biologique ou technologique, sagas animales et sanglantes, érotisme suggestif ou torride, versions féminine ou masculine, adolescente ou expérimentée.

Non, elle n'est pas une grande lectrice, surtout de romans contemporains. Il faut dire qu'aujourd'hui, à part Houellebecq, de la soupe, rien que de la soupe, et rarement de la soupe à l'oseille... Houellebecq au moins, il est drôle, même s'il est à plaindre. Le pauvre, il s'est laissé griser, et maintenant qu'il fréquente les plateaux télé et qu'on le reconnaît dans la rue, avec son look soigné, il est condamné à vivre sous protection policière. En plus, il doit se les farcir lui-même, ses romans. Tout ça pour des droits d'auteur qui n'atteignent pas le cinquième des siens. De toutes façons, elle n'en aurait pas été capable, elle dont les études ont dû s'arrêter à un BTS de secrétariat. Mais avec quelques logiciels bien choisis et correctement utilisés, ainsi que le concours rémunéré de relecteurs professionnels, elle s'en sort très bien. Elle parvient à satisfaire pleinement ses clients, qui se précipitent pour acheter dès leur sortie ses nouveaux produits.

Résultat des courses, en surfant parmi les premiers sur la vague Mamazone du livre électronique imprimable à la demande, en dix ans, elle a bâti une véritable fortune. Cent vingt millions. Qui dit mieux ? Pas Houellebecq en tous cas. Evidemment, cela n'a pas été drôle tous les jours. C'est dur de joindre les deux bouts, avec deux enfants à charge, une pension alimentaire à éclipses et un salaire d'adjoint administratif. Mais cela lui a permis de réaliser combien ses collègues avaient besoin de se distraire et de s'évader. Elle a commencé par se faire la main chez quelques éditeurs spécialisés qui lui versaient des droits d'auteur ridicules, mais qui lui donnaient d'intéressantes leçons sur les scénarios qui plaisent, les intrigues qui tiennent en haleine, les dialogues qui font mouche, la fluidité de l'écriture, la technique des digressions, ou l'art du plagiat maquillé.

Elle en a également retiré une philosophie éditrice et canine. Les écrivains, des lévriers afghans, qui voudraient qu'on ne se lasse jamais d'admirer l'élégance de leurs foulées dans leur course sans fin vers la gloire de la célébrité et la poussière des bibliothèques ; les petits éditeurs, des bouviers bernois, semi aveugles et affectueux, qui meurent de faim devant leur gamelle vide ; les grosses maisons, des bâtards, avec des yeux de labrador, pour attirer les gratte-papier, et une gueule de rottweiler, prête à déchiqueter les restes des scribouillards qui sont entrés dans la boutique. Tout le contraire des auto-éditeurs, des patous, sortis de Belle et Sébastien, immaculés et blancs, dévoreurs d'espaces et de liberté, défendant avec ardeur leurs troupeaux de livres numériques contre d'innombrables prédateurs voraces. Quant aux libraires, les pauvres, des chats de gouttière, cherchant leur maigre pitance dans les arrière-cours des grandes villes.

Les Editions du Frisson, une fabrique à bestsellers toute à elle est ainsi née il y a un peu plus de dix ans. Outre les guides pratiques, tous intitulés « La solution pour... », quatre pseudonymes, donc quatre présumés auteurs, qui produisent un roman par an, soit une parution tous les trois mois, trois cents pages exactement, à mille cinq cent signes par page précisément. Quelques concepteurs de scénarios, quelques dialoguistes, des nègres, un maquettiste pour les couvertures, tous auto-entrepreneurs, pour limiter les frais et simplifier la comptabilité. Le tout, ni vu ni connu, bien cachée par ses pseudonymes : Abbey Clitora, Angel Blooddy, Apo Kalypse et Aurora Sweet. Depuis quelques années, elle fait également appel à des traducteurs, et elle s'est attaquée au marché anglophone, ce qui, en démultipliant ses gains, lui a donné une furieuse envie de s'installer outre Atlantique. Elle s'y est préparé une reconversion dans un nouveau secteur d'activité, une start-up dont il sera amplement question d'ici quelques chapitres : KAAD, autrement dit « Keep Alive After Death », dont voici cinq ans elle a acquis la majorité des parts.

Pour l'instant et pour trois heures de travail par jour environ, plus deux jours à Paris par semaine, elle en est désormais à cinq millions de chiffre d'affaire annuel, dans une activité où la marge avant impôts dépasse les quatre-vingts pour cent, avec une inexorable croissance à deux chiffres.

DEMI MORTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant