Deuxième tableau : le hasard et sa condamnation

33 5 3
                                    

Une fois n'est pas coutume : le ciel est toujours aussi blanc, cette fois comme un ventre de béluga. L'homme rejoint l'arrêt de bus du grand rond point. Les voitures vrombissent dans leur concert d'essence. Il aperçoit deux connaissances avec qui il entame une conversation. Elle, elle est juste à côté. L'homme discute avec un homme et une femme. Ils parlent de choses et d'autres, puis abordent le thème du théâtre. L'homme amoureux et la femme sont membres de la même troupe. La discussion va bon-train lorsque – miracle ! – la fille au bonnet – qui n'en porte pas ce jour-ci – intervient. Le théâtre, c'est son domaine, leur fait-elle comprendre, alors il va de soi que leurs propos aient pu l'interpeller. L'homme est ravi, il cherche son regard. Il essaie de briller devant elle, de s'adresser exclusivement à elle – il met de côté l'entourage, l'environnement, le bruit et les lumières de sa petite vie monotone.

Dans le bus, ils parlent littérature. L'autre homme est resté à l'arrêt, pour prendre une autre ligne. Alors ils ne sont plus que trois : lui, cette fille, et l'autre, celle dont il aurait voulu se passer et qui intervient ponctuellement tout au long de la conversation. Ils parlent de Barjavel et de Kundera. Ils cherchent des histoires graves, sérieuses, comme la vie, mais pas pour les mêmes raisons – ils le découvriront plus tard.

Elle a tendance à détourner le regard, à le porter vers les vitres du bus. Fuit-elle ? Si oui, que fuit-elle ? Elle semble à demi effacée, comme une aquarelle timide. Est-elle réellement présente ? Dans quel cocon mystérieux se glisse-t-elle pour se soustraire au réel ? L'homme est décontenancé. Cette attitude fait naître en lui de nombreuses questions qui, peut-être, feraient mieux de rester sans réponse. Quoiqu'il en soit, le défi est de taille – retenir son attention ne suffit plus, il faut maintenant aller la chercher. Se frayer un chemin jusqu'à sa coquille et l'en extirper ensuite, pour pouvoir l'aimer. Les motifs de l'amour à ses débuts sont toujours quelque chose de beau.

Son bus le dépose Boulevard Gambetta. Le ciel s'est dégagé pour laisser place à un beau bleu presque céruléen. La météo a des caprices d'adolescente. L'homme s'illumine d'un sourire nouveau, qui semble absorber les rayons du soleil pour les rendre au centuple. Il remercie la Mère Nature. Il remonte le boulevard et bifurque pour rejoindre une rue parallèle, plus petite. Son casque sur les oreilles, il écoute une chanson de Luc Arbogast, Les Egaux de Landrais. Il se sent pousser des ailes et, quelque part dans son cœur, la flamme s'intensifie.

Les solitairesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant