Troisième tableau : réminiscences, une nuit, un bus
Les jours ont parfois tendance à s'entasser. C'est le cas en ce moment. Les choses sont lentes. L'homme aimerait accélérer le pas avec celle qu'il convoite, mais il hésite. Il se dit qu'ils finiront par se recroiser, parler un peu plus, et qu'au bout d'un moment, ils se rapprocheront encore.
Il y a en moi un autre moi qui dort.
La tragédie de l'homme occidental moyen, c'est l'ennui. Il creuse l'âme petit à petit, de la même manière que l'eau érode la roche, jusqu'à la rendre d'abord poreuse puis parcourue de cavités. Il faut alors combler les vides. Ecrire des poèmes sur des feuilles blanches et parler pour briser le silence pesant ; aimer pour se dégourdir le cœur, s'engager pour se donner l'illusion de peser dans la balance du monde, s'indigner pour s'acheter une conscience et pardonner pour se la racheter. On traque l'émotion, on pourchasse la sensation – il faut que cela brûle, que l'eau du fleuve tranquille se change en sang. On aimerait parfois tout reconstruire sur les restes d'un déluge – se trouver un El Dorado – ou vaincre Goliath – tout ce qui pourrait nous ramener à l'état le plus primitif qui soit, où sommeille la moelle secrète de la vie. Là où l'Homme, pourvu uniquement de sa tête et de ses mains, travaille les éléments pour créer quelque chose de fort.
La tragédie de l'homme occidental moyen, c'est qu'il a trop peu d'occasions de se sentir fort.
Il se souvient déjà avec nostalgie de cette conversation sous l'abribus. Elle a d'abord parlé de théâtre puis de jeu de go. Il s'est avéré qu'en plus d'être douée pour le théâtre, elle se dépatouillait bien sur un go-ban. Le jeu de go est un jeu de stratégie venu de Chine qui oppose deux adversaires qui se placent de part et d'autre d'un plateau quadrillé. Tour à tour, chaque joueur dépose une pierre ronde, de couleur noire ou de couleur blanche, sur une intersection de la grille. Le but est d'encercler des portions du terrain de jeu – on appelle cela, former un territoire. Le vainqueur est celui qui a le plus grand territoire. L'homme connaît les rudiments de ce jeu. Il y a vaguement joué pendant son enfance.
Il n'est pas encore 18h. Le ciel est bleu-nuit, comme les abysses. D'obscurs nuages l'habillent, comme pour lui tenir chaud. Il fait un peu froid. Les véhicules ont leurs phares allumés. On dirait des lucioles soniques qui fondent dans les ténèbres. L'homme attend un cours qu'il doit prendre à 18h30. Il marche en direction de l'arrêt rue Molière.
Elle est là. Assise sur le banc, à pianoter sur son téléphone portable. Il s'assied, feignant d'attendre le bus – en fait, il l'attend vraiment – mais tout semble feint. Il sort son carnet et griffonne un poème bancal. Elle l'a remarqué, c'est évident. Mais elle est experte dans l'art de la dissimulation.
« - C'est pas toi qui joue au go ? »
Une phrase, comme ça, perdue au milieu du silence. Elle répond, acquiesce.
« - Je me suis dit que je connaissais ce visage... »
Il s'écoute attentivement prononcer ces mots, parce que, selon lui, ils sonnent juste.
Dans une tempête de rien, le bus arrive. La jeune fille monte dedans ; le jeune homme reste sur le trottoir. Ressemble-t-il alors à ces adieux que voient défiler les quais des gares ?
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Les solitaires
RomanceC'est l'histoire d'un homme. Et d'une femme. Et d'un mensonge tissé dans l'amour. Sur fond d'illusions exotiques et d'allusions érotiques, les deux amants, à force de s'enlacer, vont peu à peu s'en lasser jusqu'à chercher à se détruire l'un l'autre...