(04) Armel elle a cette façon d'te regarder. J'pourrais l'enfermer ou la mettre en prison pour ça. Le genre de regard qui t'arrache les tripes pour en faire une sauce qu'elle sirote vers seize heure en lisant son p'tit livre sur le balcon. J'me souviens encore de la première fois où j'ai compris que Simon, il n'était pas aussi con qu'j'le pensais. J'avais déjà bien compris qu'il l'aimait cet enfoiré. Ses baisers laissaient bien moins de traces sur ma peau que sur la sienne. Puis il était toujours là en train de s'éclater la gorge avec un rire grassouillet un peu pitoyable tellement il était niais. Je le voyais en train de retenir ses gestes - des mi-mouvements du bassin qu'il avait quand elle lui tournait le dos.
Donc, j'disais. Armel, elle a les yeux revolver - comme on dit en France. C'était vers midi qu'j'ai compris. Elle tapotait ses doigts sur la table sur laquelle elle était appuyée, lisant un Zweig que j'lui avais prêté. J'lui ai dit:- Tu sais ce qui m'a fait réalisé qu'on était libres ? Putain qu'c'est con. Mais parfois, j'fais des nuits blanches seules. Et j'regarde par la fenêtre. J'vois tous ces gens, se lever, la gueule dans le cul et les cheveux en pétard. Ils se font un café, regardent la télévision ( parce que lire le matin ça n'existe plus), se lavent, puis partent. Et tu sais quoi ? T'en as pas un seul qui sourit. Pas un seul qui prend le temps de regarder dehors. J'me cache même pas. J'suis là, face à eux, en plein milieu de la fenêtre. Et aucun pour me dire d'arrêter de les reluquer.
Elle avait posé le livre, passé une mèche derrière son oreille. Puis sourit. J'me souviens même plus de sa réponse - j'ai la mémoire rouillée. Mais son regard, là, ce regard. Ses iris ; deux abysses dans lesquelles j'me suis plongée. Elle m'a engouffrée.
J'ai commencé à l'aimer.