Royaume des Saint Phix – Le Cloître
La stature colossale de Laotho se dessinait sur les voûtes en ogive de la cave, il se penchait, ruminait, jetait un juron et officiait tel un prêtre, remettait quelques gouttes d'une vieille fiole, un peu plus de belladone, remuait, rajoutait du venin de crotale cascabelle, un pincée de soufre ; puis avec un sourire satisfait, il relevait son dos courbé, aussi bossu que velu. Sur l'établi, les bougies dansaient au rythme de son souffle de locomotive à vapeur, ses longs bras articulés d'un pan de voile, donnaient l'impression d'une feuille passant du gris au brun-roussâtre selon l'ardeur des flammes. Elles attrapaient et relâchaient des papillons de nuit. Une nuée virevoltait autour de lui dans l'air oxydé, alors que certains éphémères se fracassaient contre la pierre de taille. Battements d'ailes calcinés pour avoir approché d'un peu trop près ce qui était interdit, pensait le géant aux ailes de sphinx des peupliers. Voilà ce qui arrive à ceux qui désobéissent ! Et joignant le geste à la pensée, il attrapa un autre de ces lointains cousins, le jeta dans le feu et alors que le papillon luttait, tentait lentement de sortir de la cire, son corps parcouru de flammes s'embrasait et mourrait. Sans émotion, il poursuivait sa sélection, attrapait un nouveau spécimen, qu'il jugeait à son goût et le posait sur une délicate violette. Juste le temps de l'apprivoiser, de ne pas l'effrayer et l'instant d'après l'enfermer dans le tube à essai, puis le remuer avec l'énergie d'un homme qui avait déjà fait ces gestes un millier de fois.
La potion était prête.
Ses pas étaient légers, malgré la masse déplacée. Le frottement de ses bras-ailes chantait l'âpre chanson d'un mistral, sa fourrure grise pesait le long de sa nuque et recouvrait ses épaules en descendant au milieu du dos, pour mieux accentuer sa condition de monstre. Il grimpa les escaliers en colimaçon. Arrivé au cloître, il traversa la double rangée de colonnettes qui était reliée par de petites voûtes en ogive portées par des arcs brisés et il médita en observant le jardin intérieur éclairé par la lune. Il va falloir que je fasse vite, pensait-il et il accéléra l'allure en déployant ses quatre pans d'ailes, qui tels un manteau famélique exsudant un dernier trésor, déployait une voile intérieure carmin. Il bouscula d'autres promeneurs, aucun ne faisant cas de son allure, ni de sa précipitation. Il savait qu'il avait peu de temps et qu'il ne pouvait manquer sa mission sous peine de finir dans le souterrain à croupir jusqu'à la fin des temps.
Le visage de cette jeune femme le torturait, grattait une plaie qu'il pensait cicatrisée ; déterrait des émotions depuis trop longtemps enfouies, exhumait son sombre passé. Ses cheveux, passant du blond foncé à de douces et longues mèches presque blanches, ressuscitaient Anna ; la belle juive, au visage de madone dotée d'une chevelure d'or. Plus il arpentait ce couloir, plus les souvenirs remontaient des abysses de sa mémoire. Il tentait de précipiter son pas et face à un groupe de Kannus qui obstruait le couloir, il prit son élan, le percuta et le traversa comme pour faire voler en éclats ces images, qui avant étaient si chères à son cœur. Ses bras-ailes claquaient dans le tournant, laissant derrière lui les désapprobations et les cris de corps envoyés cul par-dessus tête. Il se concentrait, resserrait l'étau de ses pensées sur sa mission et étranglait le goulot des émotions. Cette fois, il oubliera, il le faut.
Entre d'obscurs couloirs, suintant d'humidité propre aux vieux monastères, il passa les chambres des patients en convalescences et poursuivit en direction des appartements royaux destinés aux hôtes de marque. Après la longue volée de marches du grand degré, il ralentit, redressa sa carcasse percluse de souffrance et la main sur un anneau en cuivre, poussa une lourde porte en bois massif.
Elle était étendue sur une table, inconsciente, ses mains tombant dans le vide ; son teint livide n'avait même pas retrouvé des couleurs à la lumière de la flambée qui crépitait dans la vaste cheminée de style Renaissance. La chaleur semblait s'élever en volutes vers les hauts-plafonds aux poutres de bois sculptées, en évitant la dépouille de ce corps. Laotho affolé, se précipita. Non, il n'est pas trop tard. Pas encore ! pensa-t-il si fort que sa mâchoire se serra et fit grincer ses dents. Sa main velue s'ouvra et dévoila une fiole en cristal. De ses longs doigts difformes, il dévissa le mince bouchon, s'énerva, trembla, le visage d'une autre se greffa sur celle confiée par le Léonard. La pièce se voila et prit d'autres couleurs, d'autres sons mais surtout d'autres odeurs, celles de la putréfaction. Alors, sans qu'il ne pût réprimer ce souvenir, il s'accrocha au montant de la table et plongea dans l'enfer du passé.

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Alchimie - Hiver
FantasyAlchimie - Tome 2 - Hiver : La vie d'Iléana a été totalement bouleversée le jour où elle a sauvé d'une mort certaine Jean -Sébastien de Saint Phix, alias le Léonard. Entre mystères et tentatives de meurtre, les ennuis ont été crescendo dans cette q...