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Quand il poussa l'énorme porte blanche, une femme du GIGN vint le prendre par le bras et s'empressa de lui masquer les yeux. Il sentit une grande main effectuer une légère pression sur ses paupières et sourit intérieurement. Il fut très vite pris en charge par d'autres tas de muscles vêtus de bleu marine.

Ce fut une autre salvatrice qui vint en aide à l'homme inquiet : elle l'aida à enjamber quelques corps gisant au sol. Celui-ci ferma ses yeux et pressa lui-même ses paupières très fort pour n'avoir aucune chance d'être tenté d'observer le carnage qui s'était déroulé au-dessus de lui durant les minutes précédentes. Les yeux masculins qui étaient les siens n'avaient aucune raison d'accepter, de tolérer cette tuerie pour la garder en mémoire par la suite. Sa protectrice l'avait peut-être jugé moins émotif que les deux femmes qu'elle avait aidées jusque-là puisqu'elle avait omis de lui masquer les yeux quand pourtant, en tout bon homme qu'il était, monsieur angoissé se savait fragile, aussi fragile que l'autre part de la gent masculine — mais cent fois moins orgueilleux — voilà où se trouvait l'écart.

Une fois dehors, il prit le temps de rouvrir lentement les yeux. Ceux-ci lui offrirent le spectacle de victimes se faisant soigner par un personnel médical intervenu en urgence ; d'individus en tous genres emmitouflés dans des protections en aluminium ; de curieux venus voir ce qu'il venait d'arriver à deux pas de chez eux. Il fut très vite enveloppé par une des couvertures de survie que contenait un camion rouge et une femme d'environ cinquante ans lui proposa ses services tout en lui imposant ses questions. Elle l'examina.

Il se laissa faire, incapable d'effectuer le moindre geste ; son corps vibrait encore, ses oreilles faisaient renaître les bruits qu'il avait récemment entendus et son cerveau les assimilait aux images qu'il avait eu le temps de voir entre les rayons rougis par le sang de cette satanée supérette.

Elle le décréta en état de choc et se chargea d'une prise en charge psychologique future. Puis, voyant qu'il cherchait quelqu'un du regard, la doctoresse finit par lui proposer un téléphone. Il s'en saisit sans un merci et composa tel un robot sans âme ni cœur. Il enchaîna les gestes dans une fluidité et une inconscience sidérante, sous les yeux compatissants de la femme qui l'avait rapidement ausculté.

— Papa ?

— Ma chérie, c'est moi... je t'appelle parce que... parce que je t'aime, et que je voulais te dire que je pense très fort à toi.

Il raccrocha sans ajouter un mot de plus. Il composa un nouveau numéro avec un préfixe et effaça les chiffres après avoir hésité un instant. Son ex-femme n'avait pas besoin de savoir qu'il venait tout juste d'échapper à la mort par balle. Il remit le cellulaire à sa propriétaire en murmurant une politesse, sans doute un peu remis de ses émotions, et retourna à son investigation. Les lieux se vidaient, les brancards finissaient leur voyage dans des ambulances dont les portes se refermaient instantanément sur des morts ou des blessés, petits ou grands.

Il fut effrayé par le comportement d'un garçon haut comme trois pommes au visage tiraillé et aux mains ensanglantés qui ne semblait pourtant présenter aucun signe de douleur mortelle. Cet enfant du tout premier âge scrutait un rien, lèvres pressées l'une contre l'autre, comme scellées à jamais, et murmurait, c'était lisible sur ses lèvres quand il parvenait à les décoller, un seul mot, un tout petit mot, maman.

Une stupéfaction négative le gagnait chaque fois davantage, il était troublé du décor, de la scène à laquelle il avait échappé quand la main de l'aveugle l'avait agrippé pour la lui sauver, cette vie à laquelle il ne tenait pas particulièrement. Cette même main l'avait entraîné dans un sous-sol qu'il n'avait jamais soupçonné exister, mais qu'il avait été heureux d'avoir découvert par un jour rougi sur le calendrier du destin.

Le temps se figea jusqu'à ce qu'il soit à son tour embarqué dans un véhicule.

L'homme invisibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant