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Entre temps, je me suis levé. Il faisait froid et mes chaussures se transformaient en bateaux. Alors, je suis juste en train de marcher ; un, deux, trois, quatrième lampadaire grillé que je dépasse. Rien ne vient troubler le silence des rues sauf le couinement de mes godasses remplies de pluie. Ce n'est pas très agréable d'avoir les chaussettes trempées, mais on fait avec. Je n'ai pas envie de retourner chez moi, on s'est embrassés pour la première fois en bas de chez moi. C'est con, mais j'y repense à chaque fois, et ça picote. Mes yeux picotent, mon cœur picote, mes mains picotent, j'ai envie de la serrer contre moi, d'enfouir mon nez entre ses seins et de ne plus bouger. Styx, Styx, Styx, Styx, où es-tu passée ? Styx, Styx, Styx, Styx, j'me souviens de toi, maintenant. J'me souviens que j'étais encore étudiant, un étudiant naïf, et toi t'étais là, assise au bar où je travaillais pour m'payer ce foutu deux pièces que j'occupais avant. Et puis y'a eu ce regard. C'est con, hein, mais tu m'avais regardé et je m'étais dit « Merde, qu'est-ce qu'elle est jolie. » T'avais les cheveux plus courts à l'époque ; ça t'allait bien, tes yeux paraissaient tellement grands. J'me souviens que t'avais juste une tasse de café, avec une trace de rouge à lèvres devant toi. Tu jouais avec l'emballage d'un biscuit, qu'on t'avait certainement filé avec ta commande, histoire de dire qu'on n'était pas des radins. Tu parles. J'avais tourné la tête et t'étais parti. T'avais juste laissé la monnaie, avec un pourboire de trente centimes. Qui donne trente centimes ? Je t'avais vu traverser la rue, tes cheveux remontés sur le haut de ta tête, avec des petites mèches brunes qui s'échappaient de ta queue-de-cheval. Ton sac se balançait contre ta hanche, porté par les mouvements de tes pas, de tes pieds qui martelaient le sol au fur et à mesure ; puis t'as disparue.
Et encore aujourd'hui, t'as disparu. Je ne sais pas vraiment où t'es partie cette fois, tu t'es juste tirée, comme ça, tu le faisais tout le temps mais tu revenais deux ou trois jours après, avec ton grand sourire, avec tes fossettes et tes yeux brillants, comment ne pas accepter tes excuses ? Et puis, j'étais amoureux.

Je marche, je marche, je marche, je déambule dans les rues, les avenues, les boulevards, je traîne les pieds. Il commence à y'avoir du monde. Ma montre indique 7h25. Normal qu'il y ait des gens. Ils m'ignorent et je les détaille. Tiens, voilà la mère débordée, son petit dans les bras, son parapluie dans la main, elle essaie tant bien que mal de le maintenir au-dessus de leurs têtes mais se retrouve trempée ; je le suis moi aussi. Et là-bas, on peut apercevoir un petit groupe de lycéens, trop occupés à fumer pour s'occuper du monde qui les entoure. J'ai envie de leur dire que ça va leur pourrir la vie mais j'le fais pas. C'est leurs affaires, pas les miennes. Et puis, avec mon paquet de Chesterfield qui dépasse de mon blouson, je ne serais pas très crédible. J'évite plusieurs flaques d'eau de justesse. J'ai lu un livre, y'a un longtemps, qui parlait d'un mec qui chassait la pluie. Il voyageait tout le temps à la recherche du moindre nuage, de la moindre goutte d'eau et il se couchait par terre et il la regardait tomber. Ça parlait aussi de probabilités que la pluie tombe dans la ville où il se trouvait au moment où il y était, j'avais pas trop compris mais je m'en foutais un peu, en fait. J'parle de ça parce que je suis peut-être comme ce mec. Je la cherche du regard partout où je passe, et si elle était caché derrière cette voiture, à m'observer ? Qui sait ? Et si elle m'attendait dans ce bar ? Assise à l'une des tables, le nez plongé dans une tasse de café froid ? On m'a souvent dit que l'espoir faisait vivre, pour ma part en ce moment, c'est le désespoir. J'aime cette sensation de vide à l'intérieur de mon cœur. On me prend souvent pour un fou ; « Tu te rends compte de ce que tu dis ? Des gens souffrent de dépression et toi tu apprécies ? » Honnêtement. Qu'est-ce que j'en ai à foutre des autres ? Personne ne s'intéresse à moi, pourquoi je m'intéresserais aux gens ? « T'es tellement égoïste, j'en reviens pas. »
C'est elle qui est égoïste, pas moi, c'est pas moi, c'est pas moi, c'est pas moi. Pourquoi j'aurais pas le droit d'apprécier d'être triste ? Je m'y suis habitué, je ne me vois pas autrement que triste. Mais laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi souffrir et sourire aux autres, laissez-moi crever. J'ai besoin de personne et personne n'a besoin de moi, je suis hypocrite, j'ai passé toute ma vie seul et je mourrais seul, au milieu de mes paquets de clopes et de mes cartons de pizzas, je crèverais la bouche ouverte parce que j'aurais voulu chialer une dernière fois, de toute façon, je sais faire que ça, geindre, geindre, geindre, me plaindre, me plaindre, me plaindre parce que je souffre, parce qu'elle m'a laissé, parce qu'elle s'est tirée, cette connasse. Et toute seule ; y'a qu'à elle que je peux en vouloir, même pas à moi. Les premiers mois, peut-être : j'étais là, je passais à tous nos endroits favoris et je l'attendais, je m'en voulais d'être aussi stupide, j'me disais qu'elle reviendrait peut-être. Peut-être, aussi, c'est quoi ce mot ? Il se pourrait que, possiblement, ce s'rait une éventualité... On devrait tous savoir que peut-être, en vérité, ça signifie jamais, non, plutôt crever... Les parents disent peut-être parce qu'ils osent pas dire qu'ils ne sont pas d'accord, qu'ils cautionnent pas. J'les comprends aussi. Peut-être, ça fait espérer, alors à partir de maintenant, c'est fini. Plus de peut-être. Plus d'espoir.
J'me considère pas dépressif. Qui se considère vraiment dépressif à part les ados en manque d'attention ? Petit, si t'es pas bien, va voir un psy au lieu d'étaler sur tous tes réseaux sociaux tes problèmes. Quand est-ce que tu comprendras que les gens n'en n'ont rien à faire ? Ah putain, qu'est-ce que je dois faire pitié. 30 ans, névrosé, mal dans sa peau, à moitié mort et n'osant pas endosser le titre de « dépressif » par peur de ressembler à la moitié du monde. 30 ans, fumeur conscient que ça tue mais qui continue pour rester vivant. Ironie du sort, mh ? Fumer tue, ne pas fumer tue plus. Que choisir ? D'un côté, la seconde option semble plus rapide et moins douloureuse, mais l'Homme est masochiste alors il aime se voir mourir à petits feux. D'un côté, je fais comme les autres. D'un autre côté, ce sont les autres qui font comme moi. Pourquoi ce serait moi le mouton ? Et si finalement, à force de vouloir être différent, on se retrouvait à être tous les mêmes ? La différence devient courante, et la singularité originale.

En soi, je suis original.

StyxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant