le chat

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Comme chaque jour ou presque, depuis bientôt une année je me poste devant la haute fenêtre au contour de grès.
Je m'abîme d'abord dans la contemplation de la peinture blanche de l'encadrure. Depuis le temps que je l'observe, je pourrais décrire chaque nervure du bois, chaque ravine, chaque craquelure, chaque boursouflure de ce revêtement crayeux.

Mon regard se porte ensuite sur l'extérieur : dans l'arbre sur le côté, des oiseaux s'ébattent en piaillant. Leur mélodie polysymphonique me parvint par l'embrasure entreouverte, portée par le même vent qui m'apporte l'odeur de l'herbe fraîchement coupée.
Mais les oiseaux ne m'importe guère, je n'ai jamais envier leurs battements d'ailes, à quoi bon les jalouser puisque l'homme ne peut pas voler?

Non, mon regard se coule sur les toits et j'y observe les chats qui paressent sous le soleil de l'après midi. D'un élégant mouvement de balancier leur queue en arabesque équilibre leur progression sur l'arrête des ardoises surchauffées.

J'ai toujours voulu me balader sur les toits. Il y a quelques temps, une exposition d'un célèbre photographe célébrait "les roofters ", ces hommes et ces femmes qui bravent les interdits pour découvrir la ville autrement.
Les chats sont les premiers explorateurs de ce monde aérien, comme je les envie. Comme j'aimerais moi aussi parcourir les toits, voir la ville d'en haut.
Mais je ne fais part de ce désir à personne. Si je l'avouais d'aucun me regarderait avec étonnement ou même avec pitié.
Tu n'en est pas capable ma pauvre fille, me diraient leurs yeux condescendants.
Alors je garde pour moi mon plus précieux trésor, mon secret inavouable, et chaque jour je regarde les chats accomplir mon rêve.

L'un d'eux a pris l'habitude de venir s'allonger sur le rebord de ma fenêtre. Ses yeux bleus aux pupilles verticales me scrutent et il étire devant moi son corps indolent, profitant des rayons qui réchauffent sa douce fourrure blanche et noir.

Puis inlassablement, il se lève, me regarde et saute souplement sur la fenêtre d'a côté. Je le suis des yeux un instant mais rapidement je le perd et je ne le vois reparaître à ma vue que de longues minutes plus tard, ombre chinoise se dessinant à contre jour sur le faite du toit.

La démarche souple du félin ne semble pas rencontrer d'obstacle, pour lui il n'existe ni propriété, ni frontière. Il est libre.
Et moi, jour après jour, je reste derrière la fenêtre, prisonnière de mon propre corps.

Mais aujourd'hui, quand le petit fauve aux yeux saphirs me fixe, je décide de répondre à son invitation silencieuse.

En quoi ce jour est-il spéciale? Je ne saurais le dire. Peut être est-ce à cause de la lumière qui réchauffe mes joues ou du regard glacé du félin qui me paraît plus perçant. Mais aujourd'hui, je décide de ne plus être figurante dans ma propre vie. Aujourd'hui je vais accomplir ma destinée.

Un regard circulaire, je suis seule. J'ouvre en grand la fenêtre dont les battants grincent dans leur gongs rouillés. Le chat m'observe, il s'étire puis saute sur la fenêtre voisine, prenant appui sur mes avant bras je le suis. Je me relève avec précaution, l'appui de la fenêtre est étroit sous mes pieds.
Le chat se retourne, il semble m'inviter : Viens, je te montre le chemin.

Un rebord puis deux puis trois que j'enjambe de plus en plus vite, grisée par cette nouvelle impression de liberté. L'astre solaire dessine des motifs chauds sur ma peau diaphane, la légère brise soulèvent mes boucles blondes.

Je marche dans les pas du chat du Cheshire. Alice des temps modernes je m'attend à tout instant à le voir disparaître dans une fumée pourpre, son sourire de sphinx persistant seul au dessus du muret de pierre.
Mais il ne se volatilise pas, au contraire, il paraît m'attendre : et si au lieu de plonger dans le terrier du lapin de Lewis Carroll, cette fois Alice filait au pays des merveilles célestes?

Le granit est irrégulier sous mes pieds nus, j'écorche aisément la peau tendre de mes plantes sur les bords coupants de la pierre.

Mais, impérieux, le félin me presse de poursuivre mon avancée. J'ignore donc la douleur et poursuis ma progression. De mur d'enceinte en mur d'enceinte toujours plus haut nous sommes arrivés en regard d'une soupente

Mon guide au regard azur ne ralentit pas la course, franchissant l'obstacle comme s'il n'existait pas. Il s'assoit ensuite paresseusement sur les premières ardoises et entreprend de faire sa toilette consciencieusement.

Pour moi qui ne puis pas compter sur la propulsion de quatres pattes, l'opération s'annonce plus compliquée.
J'avise, à l'angle de la bâtisse, une gouttière en inox oxydée par les trop nombreuses averses. Je m'en sers de prises pour mes pieds et j'étouffe un gémissement quand le métal ardent rencontre mes plaies à vifs.
Quand je parviens finalement, essoufflée, sur la pente de la toiture,
mon petit maître des hauteurs m'attend patiemment, la tête légèrement penchée.

Nous reprenons notre ascension, la mousse des ardoises vétustes manque plusieurs fois de me mettre à bas et je dois progresser à quatre pattes, pareil au félin qui m'aiguille. La moiteur de ma peau ajoute encore à la difficulté de l'exercice.
Mais je ne peux plus renoncer, c'est un combat contre moi-même .

J'arrive enfin au faîte de la toiture : tout autour de moi la ville s'étale, offerte.
Je tente de me relever mais je suis prise d'un vertige.

La panique s'empare alors de moi, mon coeur bat un rythme erratique en parfaite dissonance avec le doux chant des volatiles en contre-bas. Des milliers de petites mouches multicolores partent à l'assaut de mon champ de vision. J'ai terriblement chaud, pourtant un frisson glacé parcourt mon dos.
Je reste parfaitement immobile mais le sol semble se rapprocher inexorablement.

Quel drôle d'idée de grimper sur les toits avec le vertige me direz vous !
Mais je n'ai pas toujours été ainsi. Il fut un temps où je n'avais peur de rien.
A présent la terreur m'habite en permanence, elle colle à mon être comme une substance poisseuse. Elle remplit ma tête et mes poumons. Elle m'empêche de me mouvoir.

Je m'exhorte alors au calme, je clos mes paupières et respire profondément.
Je cherche au fond de moi la jeune fille que j'ai pu être et repousse celle que je suis devenue. Sous la barrière palpébrale rougeâtre, j'entends mon compagnon félin émettre un miaulement impatient.
Tu ne m'aides pas du tout! Ai-je envie de lui crier.

Mais je reste muette, toute mes forces sont tendue vers un seule but : vaincre ma phobie.
Le chat lui n'est qu'un outil vers ma rédemption, il n'est que le messager que mon subconscient m'envoie pour enfin briser les chaînes qui m'empêche d'être moi.

Enfin, après un long moment, mon souffle s'apaise, les yeux toujours fermés, je me redresse.

J'ouvre enfin mes paupières et embrasse l'horizon qui s'étend à l'infini.
Les larmes montent en moi : c'est comme si je voyais pour la première fois.
Je tend un pied puis l'autre, une bourrasque ramène mes cheveux devant mon visage, j'écarte les bras. Je suis un funambule, je suis un chat sauvage sur les toits brûlants. Je suis libre.

- Alice ? ... Alice ? Tu es en retard pour ta séance.

Je cligne des yeux, devant moi le chat dort sur le rebord de la fenêtre, sa tête triangulaire tournée vers le soleil.
Je soupire puis me retourne vers Yann, mon kinésithérapeute, qui vient tout juste de me sortir de ma rêverie.
Je pousse mon fauteuil loin de la fenêtre.

Rien de sert d'envier les oiseaux, l'homme ne peut pas voler.

Mais moi, Alice, depuis mon accident d'escalade, voilà un an, je ne peux plus marcher.
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Nouvelle gagnante du concours des petites plumes de wattpad mag thème " je suis coincé entre ce que je veux être et ce que je suis ".

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