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Le sergent-chef Allistair ne ressemble plus vraiment au portrait avec lequel dorment tous les flics de Californie depuis une semaine. C'était sa photo d'engagement dans l'armée, en costume de prestige, sur fond de bannière étoilée. Il y apparait droit, un sourire figé barrant son visage anguleux, les yeux d'un bleu d'acier, fixes et atones, les pommettes légèrement rosées, seules couleurs d'un visage très pâle. La personne que Douglas Ripper et Richard Bullit observent maintenant, attachée à sa chaise, au milieu du bureau ovale est plus posée qu'assise, la tête sur la poitrine et le souffle rauque. Mal rasé, en jean et tee-shirt blanc, le sergent-chef Allistair pourrait passer facilement pour un Américain moyen – bien que l'exercice physique et son passé de commando ont laissé un corps mince et sec, tout en muscle – mais encore faudrait-il que cet américain moyen se promène de nuit dans South Central couvert de billets de cent dollars et en criant « mort aux nègres ! ». A ce compte-là, et seulement à ce compte-là, il pourrait prétendre ressembler à Benjamin Allistair ce 4 juillet, peu avant midi.

– Qu'est ce qui s'est passé ? demande sévèrement Ripper aux trois agents qui viennent d'amener le militaire.

L'un des trois hommes, le plus âgé, se tourne vers Bullit et déclare :

– C'est le jeune Garret qui l'a reconnu, il y a 20 minutes, alors qu'il sortait du Wallmart de la Sixième rue, à deux pas d'ici. Cet enfoiré ne portait même pas de lunettes noires. Il m'a aussitôt averti. J'ai pris Stuart et Hank – disant cela il désigne d'un geste de la tête les deux molosses à l'air idiot qui se tiennent raides comme des piquets et encadrant Allistair – et on l'a croché dans une impasse à deux rues d'ici. Il ne s'est aperçu qu'on le filait que quand on était sur lui. On lui a gentiment demandé de nous suivre mais monsieur n'a pas collaborait, alors on a dû lui expliqué plus « fermement ».

– « Fermement » ! dit MacFerson. Vous avez vu dans quel état il est ?

Effectivement le sergent-chef Benjamin Allistair ne paye pas de mine. On l'aurait mis de force dans une bétonnière avec des briques pendant une heure qu'il en serait sorti en meilleur état. Son œil gauche est invisible sous son arcade hypertrophiée, recouverte de sang coagulé. Un mince pansement referme une large entaille sur le côté gauche des tempes. Son nez affiche une curieuse courbure à mi-longueur et son tee-shirt est pointillé de petits cercles rouge-sang.

– Ta gueule MacFerson ! Si ça te choque retourne chez les boy-scout ! rugit Bullit. Continue Al.

– T'aurais étais là mon garçon, dit-il à l'adresse de MacFerson, t'aurais pas le même avis. Ce fils de pute sait se battre patron, et je sais de quoi je parle. Il a fait mine d'obtempérer mais quand Garret a voulu lui mettre les menottes, il lui a fait une clé de bras et deux ou trois gri-gri avant même qu'on ait eu le temps de bouger le petit doigt. En deux temps, trois mouvements, ce pauvre Johnny s'est retrouvé k-o, collé contre le mur. Le toubib était en train d'essayer de le réanimer quand on a quitté l'infirmerie. Je crois que ce salopard lui cassé le bras et une jambe.

– Et que s'est-il passé ensuite ? reprend Ripper.

– Ensuite, poursuit Al Finney un sourire aux lèvres, on a expliqué à monsieur ce que l'on pensait de ces mauvaises manières...

Puis regardant Ripper, il poursuit :

– ...ainsi que ce que c'était que la solidarité entre flics.

Ripper ne dit rien, il a mieux à faire. Il se contente d'un signe de tête pour inviter Bullit à continuer.

– Qu'avez-vous trouvé sur lui ? demande le grand roux.

Finney déballe sur le bureau de Bullit le contenu d'un petit sac plastique et pose un autre à bonne distance du premier.

– Dans cette poche vous trouverez deux boules de T-1O, mais aucune n'a de détonateur. Pas de trace de la trentaine d'autres, toujours dans la nature. Au moment de son arrestation il en avait un, mais Hank lui a arraché des mains et l'a explosé par terre. On pense qu'il allait piéger l'impasse entre le vieil immeuble Croogue et l'épicerie de Hankook, le coréen. Après, il avait pas grand-chose d'autre d'intéressant : cinquante dollars et quelques pence, deux tickets de bus, un horaire des trains de l'Union Pacific, un autre de Delta Airlines, des brochures publicitaires, une boîte de chewing-gum menthol extra fort vide et surtout ça... Finney tend à son patron une montre chromée de bonne facture au bracelet de cuir. Bullit l'a prend en main.

– Une montre chronomètre, et alors ?

– Le chrono est enclenché patron. Il l'était déjà avant qu'on ne l'intercepte.

– Qu'en déduisez-vous monsieur Finney ? demande Ripper en regardant Allistair, toujours impassible.

– J'en pense que ce fumier a posé le reste de ses charges avec les détonateurs et qu'on l'a chopé au moment où il posait la dernière... Le problème c'est qu'avec ce qu'on a retrouvé dans ses poches on peut en déduire deux choses : premièrement c'est qu'il a déjà planqué toutes les autres charges...

– Soit un total de 27 unités de T-1O, si on considère qu'il en a testé une sur sa voiture souligna froidement MacFerson.

– ...et deuxièmement que ces 27 bonbons de la mort peuvent se trouver aussi bien à la gare centrale, dans un des aéroports, un des centres commerciaux ou bien n'importe où ailleurs dans la ville dans un périmètre de cent kilomètres carrés. S'il ne nous dit pas où il les a planqué, on ne les trouvera jamais. Mais pour le faire parler m'est avis que ça va être coton. Il a pas desserré la mâchoire une seule seconde depuis qu'on lui a mis le grappin dessus, une tombe, termine Finney.

– Et si on considère que cette montre indique le compte à rebours avant la première explosion, il nous reste précisément 42 minutes et 22 secondes pour lui faire avouer où il les a planqué, dit Bullit l'air sombre.

– Bonjour messieurs ! Alors, bonnes nouvelles ? s'exclame cordialement le gouverneur Prody en rentrant brusquement dans le bureau.

Les mines sinistres de ses occupants ont tôt fait d'effacer son sourire ultrabright.

72 minutesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant