Le Caire, Novembre 1925

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Le soleil couchant filtrant au travers d'un ancien tombeau, transperçant sa structure immense d'une fenêtre à l'autre, comme un œil rouge, teintant la pierre d'un sang fugace. La nécropole avait tout d'une ville hantée : ses rues désertes, ses constructions habitées par le sable et les courants d'air, et ses sombres de plus en plus denses.
Les monuments abîmé s'égrenaient entre des mausolées plus modestes, ils étaient démesurés, bâtisses de plusieurs étages surmontées de coupoles vertigineuses, flanqués de minarets muets, avec leurs cours, leurs fontaines désormais assoiffées, leurs << loggias >> spacieuses et partout ces ouvertures obscures, fenêtres en accolade ou trou destiné à jouer avec la lumière.
Le sable des rues se souleva d'un coup, transporté par le vent du crépuscule.
Des débris de pierre sortaient du sol, stèles grossières renversées par les siècles.
Plusieurs hectares de tombes larges et majestueuses, dignes de palais, attendaient aux portes du Caire, comme le dernier espoir avant le désert. Un espoir tari et oublié.
Non loin vers l'est, des collines dansaient sous les remparts de la ville, à l'image d'une houle étrangement fossilisée. Des collines non de terre ou de sable, mais de détritus. Huit siècles de débris abandonnés ici par des citadins organisés. Des tas de gravats, de tessons de poterie, de fragments de pierre sculptée, en une mer de vestiges pittoresques.
Les dernières silhouettes qui y avaient travaillé accroupies se dispersaient en direction de Bab Darb el-Mahrug, une porte donnant accès au quartier d'El-Azhar. Un groupe de trois gamins se chamaillait, comme bien souvent ici, pour un morceau d'émail qui pouvait se revendre aisément. Il s'agissait de savoir lequel des trois l'avait vu en premier parmi les gravats.
Le plus vieux avait douze ans.
Les enfants venaient creuser les débris tous les jours cherchant la plus insignifiante miette vaguement historique qui pourrait rapporter un peu d'argent en étant proposée aux touristes fortunés qui arpentaient Le Caire.
Pour une fois la dispute ne vira pas à l'affrontement et le plus âgé laissa les deux autres partir avec leur trophée en échange de quelques menaces quant à leur sort prochain s'il les revoyait fouiller dans les parages.
Caleem, qui observait la scène depuis les marches d'un tombeau, se leva enfin. Plus d'une heure qu'il attendait là qu'ils soient tous partis. Il ne voulait pas prendre le risque d'être vu.
Sa présence dans la nécropole était trop importante pour cela.
Et secrète.
À présent que le soleil se couchait, Le Caire s'illuminait peu à peu, cité ocre se colorant progressivement des brillances modernes d'immeubles à l'européenne.
Une forêt de minarets dépassait du vieux mur de la cité.
Caleem voyait sa ville comme peut le faire un enfant de dix ans qui n'a jamais franchi le Nil. Avec le sentiment que le centre du monde se trouve au coeur de ces ruelles.
Rien n'était plus beau et important que Le Caire.
Sauf peut-être, ce soir, ce rendez-vous.
Il adorait les légendes. Et il était sur le point d'en vivre une. On le lui avait promis.
Il devait être l'heure.
Caleem descendit les marches et longea un mur interminable. Il dépassa la mosquée funéraire de Bars Bay jusqu'à ce qu'il trouve l'endroit qu'on lui avait indiqué.
Un passage étriqué qui s'enfonçait entre deux mausolées élevés.
Des esquilles de bois jonchaient le sable.
Caleem regarda où il posait le pied et entra.
Il faisait noir, les premières étoiles ne suffisaient pas à éclairer le goulet.
Caleem marcha jusqu'au fond de se qui se révéla être une impasse, et il attendit.

La nuit était tombée, et à présent les étoiles scintillaient avec force au-dessus des tombeaux des califes.
Caleem hurla une première fois.
L'écho de son cri remonta dans les structures vides qui l'entouraient. Sans raisonnement aucun, d'instinct, il venait d'inventer un langage dont ce cri était la plus originelle des définitions.
Il venait de donner une substance à la terreur.
Avant que le bout de ses mèches de cheveux ait terminé de blanchir, il put hurler une deuxième fois.
Cette fois, il parla le langage de la douleur.
Un chien errant délaissa morceau d'étoffe qu'il avait trouvé et tourna la tête en direction de l'impasse. Les hurlements venaient de s'interrompre.
Le chien ouvrit la gueule et laissa pendre un bout de langue humide. Il prit la direction du passage.
Il s'arrêta à l'entrée, au pied des ombres épaisses.
Avant de remonter vers la source de ces cris.
Sa curiosité canine se dissipa après quelques mètres, lorsqu'il huma ce qui hantait l'air au fond de cette impasse.
Ses yeux percèrent la nuit, jusqu'à la forme trapue qui bougeait au-dessus du corps d'un enfant.
La forme se déplia, grande.
L'odeur se répandit jusqu'à la gueule du chien.
Et l'animal se mit à reculer.
Lorsque la forme avança vers lui, le chien urina.
Il urina sur lui-même.
Le vent souleva son offrande de sable et l'emporta avec lui, au loin, dans les mystères du dessert.

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