Port-au-Prince, novembre 2003

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Port-au-Prince grondait.
Une tempête d'indignation secouait la ville tout entière. Le tonnerre des rassemblements citoyens frappait les faÇa de haussmanniennes, résonnant dans les goulets des grands goulets boulevards jusqu'aux ministère.
Le ciel de plomb reposait à même les toits depuis le début du scandale, étouffant la capitale comme une écharpe trop serrée.
Jamais Port-au-Prince n'avait connu pareil mois de novembre.
Si glacial et pourtant si électrique. La presse faisait son pain quotidien depuis trois semaines, certains journalistes n'avaient pas peur d'affirmer que novembre 2003 allait reléguer février 86 au rang d'escar-mouche anecdotique si les choses continuaient ainsi.
Les kiosques à journaux défilaient à la manière de bornes kilométriques sur l'une des vitres arrière de la puissante berline, distillant leur information à dose régulière, vitale pour la survie en milieu civilisé. Toutes les unes déclinaient l'Affaire selon l'affût de leur plume, il n'y avait plus guère de place pour le reste de l'actualité.
La berline longea un imposant camion.
Subitement, le reflet d'un visage apparut sur cette vitre arrière.
Laureen eut un imperceptible mouvement de recul en faisant face aussi brutalement.
Son visage était celui d'un fantôme. Ses traits doux ne suffisaient plus aujourd'hui à la rendre agréable au regard, elle était devenue trop pâle, sa lèvre fendue lui barrait la bouche comme la virgule d'une phrase en suspens pour longtemps, ses cheveux couleur sable trahissaient quelques mèches blanches et, surtout, ses yeux avaient perdu tout éclat, le jade inquisiteur et flamboyant avait laissé la place à deux braises mourantes.
Elle approchait la quarantaine, et la vie venait de lui faire un sacré cadeau.
Le cuir crissa lorsque l'homme à ses côtés se pencha vers le chauffeur pour lui demander de prendre à droite. Laureen cligna les paupières pour oublier son visage.
Trois mâles aussi virils que sibyllins l'entouraient dans cette voiture silencieuse. Des hommes de l'ONU.
Le sigle sonnait d'un écho lourd et un peu effrayant. Surtout pour Laureen, qui n'avait jamais eu de problème avec la justice, qui n'avait été arrêtéepar la police qu'une seule fois dans sa vie pour un banal contrôle d'identité, et dont la profession de secrétaire à l'institut médico-légal de Port-au-Prince était la seule originalité - si tant était qu'elle en fût une.
Elle s'était toujours sentie comme identique aux millions d'autres personnes qu'elle frôlait dans ce pays, happée par l'engrenage du travail, levant la tête un peu plus haut après chaque année pour se maintenir à flot et pouvoir respirer.
Rien chez elle ne la prédisposition à se retrouver un jour dans cette voiture, en route vers l'inconnu.
Jusqu'à son retour de vacances, début octobre.
Jusqu'à ce matin, très tôt, où elle était entrée dans la froide salle d'autopsie. Chaque détail était inscrit dans son esprit. Même le balbutiement des néons lorsqu'elle avait appuyé sur l'interrupteur. Elle revoyait les lueurs blanches brillant sur le carrelage, l'inox immaculé de la table de dissection. Ses talons avaient résonné à chaque pas. L'odeur d'antiseptique ne masquait pas totalement celle, plus âpre, de la viande froide. Elle n'était là, si tôt ce matin, que pour trouver le docteur Charly, qui n'était ni ici ni dans la réserve adjacente.
Et Laureen avait fait demi-tour, pour retraverser la salle.
Ses yeux étaient tombés dessus par hasard, comme attirés.
Ce n'était pas très voyant, à peine le format d'une bande dessinée.
Mais cela avait changé toute sa vie.
Jusqu'à ce que l'ONU vienne la voir pour lui annoncer qu'elle allait mourir.
Probablement.
Sauf si elle acceptait de disparaître. Pour un temps au moins, le temps que les choses se calment, qu'on lui trouve une place, qu'on compte avec elle, qu'un système se mette en branle.
Tout avait été si vite.
La paranoïa est un virus qu'il suffit de transmettre dans les bonnes circonstances pour qu'il se développe tout seul. Dès que Laureen avait aperçu des ombres dans son sillage, des individus passant la nuit devant chez elle, dans des voitures sombres, son téléphone avait une curieuse résonance comme s'il était sur écoute.
Puis l'agression.
Elle avala sa salive, se passa la langue sur les lèvres.
La coupure était encore là.
Un avertissement.
Laureen avait accepté de disparaître.
Avant que les médias ne découvrent l'identité de cette femme par qui le plus grand scandale de la République avait éclaté, avant que d'autres personnes, autrement dangereuses cette fois, ne reviennent à la charge.
L'homme de l'ONU qui l'avait prise en charge lui avait seulement dit d'emporter des vêtements chauds, et ses affaires les plus personnelles, car elle ne reviendrait plus chez elle avant longtemps, ce pouvait être un mois, peut-être un an. Elle ignorait tout de sa destination.
Le véhicule aux vitres noires roula en direction de l'Artibonite et disparut en quelques minutes vers le nord, s'évaporant dans la colère et dans l'horizon gris-blanc qui cernait Port-au-Prince.

Le parfum de l'iode donna un premier indice à Laureen, mais la nuit tomba trop vite pour lui laisser le temps d'apercevoir des repères dans le paysage. Elle reposa sa tête en arrière sur la banquette, remonta sa vitre et se contenta de suivre des yeux les rares lumières. Son avenir n'était pour l'heure qu'un feulement dans la nuit, un doute se déplaçant à cent trente kilomètres à l'heure, fusant vers l'inconnu.
Elle rouvrit les yeux tandis que la voiture remontait une route perdue, sans rien d'autre de part et d'autre que le néant. Laureen perçut l'imminence de l'arrivée et se colla à la vitre telle une enfant impatiente ey peu rassurée. Le véhicule ralentit et tourna sur la gauche avant de s'immobiliser contre un haut mur de pierre.
Le passager avant sortit aussitôt et vint ouvrir la porte pour qu'elle puisse sortir. Ankylosée par le voyage, Laureen déplia ses longues jambes avec difficulté. Elle se redressa doucement, tout engourdie par le sommeil. Ils se trouvaient au pied d'un mont escarpé.
Des constructions anciennes jaillissaient de la pente pour former un conglomérat de fortifications et d'habitations dignes d'un film médiéval.
Puis la lune transperça les nuages bas, elle braqua son projecteur d'argent sur le sommet.
Et des ténèbres s'éleva une tour colossale, dominant toute la baie, son assise écrasant à des kilomètres à la ronde toute prétention architecturale.
Laureen ferma les yeux em soupirant.
Dans son dos un des hommes venait de poser sur le sol ses deux valises.
Elle était arrivée au pied de ce qui allait être sa retraite dans les semaines, peut-être les mois à venir.
Le mont Saint-Michel de l'Attalaye.
Aussi fugacement qu'il était apparu, le sommet sombra dans l'obscurité alors que la lune se repliait derrière son tamis nocturne, tel un insecte glissant à l'abri du prédateur.

L'enfer Du Temps Où les histoires vivent. Découvrez maintenant