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Un reliquat de Babel.
Voilà ce qu'était le mont Saint-Michel de l'Attalaye. Un doigt fier pointé vers les cieux. Monica Laureen n'y voyait pas la merveille de dévotion religieuse mais plutôt une tentative orgueilleuse de se rapprocher de Dieu. Un oiseau ricana en rasant la paroi vestigineuse qui tombait sur plus de soixante mètres . Laureen se tenait penchée en avant, les mains posées sur le muret de pierre, dominant toute la baie noyée sous la brume. Une marrée laiteuse refluait peu à peu, elle léchait les remparts en laissant échapper quelques bras de fumée. La nappe blanche molletonnait absolument tout, rien n'en réchappait, aucun mât perdu, aucune falaise lointaine, pas même la digue qui opérait la jonction avec la terre.
Le mont jaillissait de cette mer, colossal, comme le tranchant d'un silex patiemment sculpté et posé sur un immense écrin de nacre.
Laureen tourna le dos au spétacle pour faire face au parvis de l'église abbatiale qui s'étendait à ses pieds.
- Nous sommes sur la terrasse de l'ouest, expliqua sœur Anne-Marie. En dehors de l'escalier de dentelle qui se trouve sur le toit de l'église, on ne peut jouir d'une vue plus agréable.
Comme pour chaque commentaire de la soeur, Monica Laureen se contenta d'un brèf hochement de la tête. Elles avaient remonté ensemble la Grande rue puis escaladé les deux << grands degrés >> -- deux longues séries de marches pour accéder au toit du monde --, sœur Anne-Marie endossant le rôle de guide pour l'occasion.
- Je vais vous présenter notre communauté, ils sont aussi impatients de faire votre connaissance qu'ils savent être discrets quant à votre présence parmi nous.
Laureen jeta un dernier coup d'oeil sur la vue. La brume coulait au-dessus du sol comme si le mont et ses habitants dérivaient tous, vers le large.
Elle ferma les yeux un bref instant. Dériver. C'était le mot qui la caractérisait le mieux depuis quelques jours.
Se réveiller dans ce lit étranger lui avait aussitôt donné la nausée. L'angoisse sourde qui enserre la poitrine lorsque la situation semble déborder en toute direction, loin de tout contrôle.
Anne-Marie s'approcha d'elle. Elle ébaucha un sourire rassurant. Le vent glacial insistait sur la blancheur de son visage. Des rides se creusèrent entre des segments parfaitement lisses. Laureen songea à un masque plissé, comme une peau de crème sur le laid chaud.
- Je sais ce que vous ressentez, fit doucement la religieuse, à présent toute proche.
Elle passa une main dans le dos de Laureen.
- La confusion tonne là-dedans, n'est-ce pas ? ajouta-t-elle en posant un index sur sa tempe. Avec un peu de temps ça passera. Faites-moi confiance.
Monica Laureen fixa la petite femme.
- Vous avez l'habitude de ça ?
À peine prononcée, la phrase disparut, balayée par le vent. Laureen s'en voulut. Tout son désarroi avait transpiré dans son ton, dans la faiblesse de sa voix. Elle avait toujours détesté montrer ses failles, ses peines ou ses inquiétudes.
- Pas comme vous l'imaginer, répondit sœur Anne-Marie. J'ai en effet déjà rendu ce service. Mais ça n'est pas... habituel.
Laureen la dévisageait toujours.
- Je vous le dis maintenant, ainsi ça sera fait : je ne sais rien des raisons qui vous ont conduite ici, et cela ne m'intéresse pas. Je veux juste vous aider à faire en sorte que votre passage parmi nous soit le plus agréable possible.
Elle soutint le regard de Laureen, sans défiance ni dureté.
- Pour tout le monde, reprit-elle. Agréable mais discret. Personne d'indésirable ne viendra vous chercher sur le mont, n'ayez crainte. C'est le lieu idéal pour passer quelques semaines, ou mois. Tout aussi reculé qu'il est connu de la planète entière. Vous allez vous fondre dans le décor.
Elle frictionna le dos de Laureen.
- Le temps que vous retrouviez des repères, je serai avec vous, tout ira bien. Vous verrez.
Monica Laureen ouvrit la bouche pour parler, mais parvint pas à expulser l'air. Elle devait faire peur, pensa-t-elle. Avec ses cheveux virevoltant au gré des rafales, sa lèvre abîmée et ses yeux hagards. << Une vieille harpie, voilà ce que tu es... Une harpie décatie par les événements. Dépassée par les événements. Noyée, même. >>
- Ne tardons pas, tout le monde est en effervescence ici, ils n'auront pas beaucoup de temps à nous accorder, avec la tempête qui vient.
- La tempête ? répéta doucement Laureen.
- Oui, vous n'avez pas entendu les inf... On annonce quelques jours comme la côte n'en a plus connu depuis plusieurs siècles, une tempête énorme, la santé publique et les différentes organisations concernées ont même été mobilisées dans les campagnes pour aider à préparer les habitations et à élaguer en urgence. Tout le monde ici s'active à rendre le mont le plus étanche possible, tout en protégeant ce qui doit l'être.
Sœur Anne-Marie scruta l'horizon à l'ouest.
- On pourrait croire qu'il va faire beau, que ce tapis de brume va se lever sur une journée ensoleillée. Mais ce soir, ce sera la guerre.
Elle gloussa en dévoilant ses dents, ses yeux brillaient d'excitation.
- Allez, venez, vous avez du travail. Toute une liste de prénoms à apprendre, avec les visages qui leur correspondent, bien sûr.
Laureen rentra ses mains dans les poches de son manteau de laine.
Elle emboîta le pas de sœur Anne-Marie et pénétra dans l'église abbatiale.

Le soleil d'est se dissolvait en une gigantesque flaque grise et aveuglante qui baignait les hautes ouvertures du chœur. Une longue procession de colonnes massives bordait l'allée centrale jusqu'au transept. Depuis l'entrée, toute l'architecture convergeait vers le chœur flamboyant en une sorte de trompe-l'œil, comme si la nef n'était autre qu'un prolongement des entrailles de la terre, vers l'élévation suprême tout au bout, sous les hautes fenêtres, au pied de l'autel.
La sensation d'abandon ne dura que quelques secondes, cela suffit pourtant à Laureen pour se libérer d'un poids sur la poitrine, comme un excédent de souffle resté trop longtemps dans les poumons, chassé d'un coup par une expiration . Depuis qu'elle était arrivée - non ! depuis plusieurs semaines... - Laureen ne parvenait pas à faire le vide dans son esprit, à ne pas se sentir écrasée par la situation. Chacun de ses mots, chacune de ses actions étaient motivés par - ou par la conséquence de - cette fuite. Et pour la première fois, elle avait ouvert les yeux et contemplé, sans aucune pensée en rapport avec son exil.
La majesté de l'endroit l'avait lavée pour un instant de ses maux.
Un semblant de sourire se dessina sur ses lèvres.
Monica Laureen leva la tête vers le plafond. À bonne hauteur, les arches d'un déambulatoire formaient des tâches d'ombre opaques.
Celles-ci n'étaient pas parfaitement fixes, elles tournaient sur elles-mêmes et s'étiraient comme si de longs draps de soie noirs se mouvaient autour de chaque arche.
Laureen guetta, le nez en l'air .
Le vent entrait dans son dos par la porte restée ouverte.
Les flammes de quelques cierges dansaient en trébuchant dangereusement sur cette brise de plus en plus prononcée.
Marion entendait les pas de sœur Anne-Marie qui s'éloignait dans la nef sans lui prêter attention.
Elle se sentit observée.
Les petits cheveux sur sa nuque se raidirent.
À mesure qu'elle en prenait conscience, le sentiment se diffusa avec de plus en plus d'assurance.
Sa bouche était pâteuse. Elle connaissait cette paranoïa fulgurante. Les semaines passées les avaient toutes deux rapprochées pour en faire de véritables rivales au sein d'une compétition acharnée dont l'enjeu était la sérénité. Un match quasi quotidien. Et la paranoïa n'avait pas besoin, pour être lâchée, que d'une once d'inquiétude, ensuite elle se propageait comme de l'huile enflammée sur une mare.
Monica Laureen avala sa salive, se forçant à couper court toute spéculation, à toute imagination, pour évacuer cette angoisse en lui refusant tout combustible.
La sensation s'estompa.
Sœur Anne-Marie avait disparu en tournant dans le bras nord du transept.
Laureen se remit en marche, longeant les rangées de bancs froids. Elle jeta tout de même un bref regard vers les arches sombres avant de tourner.
Le déambulatoire qui s'étendait derrière ces bouches mystérieuses était toujours aussi invisible. Et les ombres toujours en mouvement.
Sœur Anne-Marie l'attendait devant un escalier s'enfonçant dans les profondeurs de l'édifice. Ses yeux scrutèrent Laureen pour s'assurer que tout allait bien et la petite femme s'engagea la première sur les marches. Elles débouchèrent au niveau inférieur, dans une chapelle confinée, avec moins de dix bancs minuscules, une poignée de bougies allumées et un plafond arrondi très bas qui renforçait l'impression de chaleur et d'intimité. Un clair-obscur ambré tremblait sur les murs de la crypte Notre-Dame-du-perpétuel-secours .
Là, dans la pénombre du dernier banc, sept silhouettes immobiles attendaient, la tête penchée sous un masque de tissu .
Sept statues de piété aussi immuables que de la pierre.
Toutes les sept étaient revêtues d'un habit religieux.
Elles portaient toutes des visages grossiers, inhumains, aux traits irréguliers, maladroits, avec des bouches distordues, des yeux monstrueux comme autant de gargouilles fixant l'autel de la crypte.
Puis la magie du mont Saint-Michel s'ébranla.
Et la pierre se changea.
L'étoffe d'une bure se plissa doucement.
Et une main apparut tout à coup. Elle se leva pour faire le signe de croix et le masque de tissu se contracta en arrière tandis que le prêtre faisait tomber sa capuche.

L'enfer Du Temps Où les histoires vivent. Découvrez maintenant