La craie

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Bonjour à tous.
Alors voilà, je me présente, je m'appelle Aneko (ou Anne), je suis franco-japonaise, je suis en terminale et j'ai une histoire assez étrange que j'aimerais partager ici.

Tout a commencé par un exposé libre en cours d'Histoire. Fière de mes origines j'ai décidé de parler d'Hiroshima, ville d'où vient ma grand-mère.
Mamie, qu'on appelle Ba Chan (おばあちゃん) est une personne incroyable, d'une gentillesse inégalée, je l'adore. Vraiment, je ne connais personne d'aussi souriant et attentionné qu'elle. Et franchement pour ses 79 ans elle a encore bien toute sa tête. C'est une personne qui a vécu des choses qui en auraient traumatisé plus d'un.
Elle est née en 1937, était en primaire en 45, et elle était à l'école le jour où la bombe a explosé.
À vrai dire elle en parle pas souvent, et c'était la première fois qu'on en a vraiment parlé elle et moi. Mais maintenant, après avoir entendu ce qu'elle a vécu, je comprends pourquoi.
On a parlé des heures et des heures ensemble. Elle m'a parlé de sa belle ville qui avait disparu en une fraction de seconde, du jardin dont sa mère s'occupait, de son futon dans lequel elle dormait depuis ses 2 ans qu'elle n'a jamais retrouvé, et de sa maison qui a brûlé.

Mais une histoire, vraiment bizarre, a retenu complètement mon attention.

Imaginez-vous.
Un matin d'école comme les autres. Un lundi. Enfin, comme les autres en temps de guerre. C'est à dire qu'on est en uniforme d'école, et on a un masque à gaz dans son cartable, à côté de son bento.
Les japonais savent qu'ils risquent d'être bombardés, mais aucun ne peut encore s'imaginer comment.
À Hiroshima, il y a un grand bâtiment : le dôme de Genbaku. C'est le plus grand et majestueux de la ville et on a peur que les américains le visent. Alors, tandis que les élèves les plus vieux et les adultes se rendent au Dôme pour le déconstruire, pierre par pierre et, par ce fait, tenter d'éviter de se faire bombarder, les plus jeunes comme Ba Chan vont à l'école.

7h30, on s'assied en classe et le cours commence. Précis comme une horloge, « pas comme vos cours à vous qui commencent quand vous avez fini de bavarder » comme dirait Ba Chan.
Ba Chan était toujours à côté de Yukiko, sa meilleure amie. Près de la porte.

8h15, elle me dit que cette heure est gravée dans sa mémoire. Elle ne se souvient plus bien de tout, mais voici ce qu'elle m'a raconté :

« D'abord j'ai senti comme un énorme souffle. Puis il y a eu des cris, et de la chaleur et de la poussière, beaucoup, beaucoup de poussière, je toussais et je voyais presque rien. Je suis restée sous ma table les mains au dessus de la tête, en position tremblement de terre parce qu'on ne nous avait jamais appris la position « bombardement ». Tout le monde criait, il y avait des morceaux de plafond qui nous tombaient dessus.
C'est Yukiko qui arrivait le plus à garder son calme, même Kyoju Miura [professeur Miura] ne savait pas quoi faire. J'ai beaucoup de peine pour elle qui a dû faire face à la seule situation qu'on ne lui avait jamais apprise à l'école des professeurs. Elle paniquait, ça se voyait, mais elle ne voulait pas le montrer. Elle essayait de nous donner des ordres. Elle a finit par dire qu'on devait rester dans la classe jusqu'à ce que des secours viennent nous chercher.
Yukiko m'a dit qu'elle ne pouvait pas rester. Sa mère était au dôme et elle avait peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. Je lui avais bien dit que c'était de la folie mais Yukiko était têtue. Pire que toi. Vous vous seriez bien entendue d'ailleurs. Mais moi je ne voulais pas, je lui avais attrapé le bras et je l'avais empêchée de partir.
"Ecoute Sayoko [C'est le prénom de ma grand-mère] tu ne m'empêcheras pas de partir, mais quand je serai sortie, à côté de la porte de l'école, sur la brique, j'écrirai mon nom, comme ça tu sauras que je suis sortie et on se retrouvera plus tard"
"D'accord, alors avec un dessin de grue en dessous"
"Va pour le dessin de grue"
Je ne sais pas pourquoi mais ça m'avait rassurée. J'ai lâché son bras. Elle a pris une craie de son sac, elle a même pas eu besoin de coulisser la porte de classe qui était détruite et a sauté hors de la salle.
Quelques secondes après qu'elle soit sortie, un énorme éboulement a bouché la salle de classe. Nous étions pris au piège, j'en ai tellement voulu à Yukiko de m'avoir abandonnée.
Nous avons attendu, des heures, sans savoir quoi faire. Il y avait moins de poussière. Mais on était tous complètement desséchés et il n'y avait presque plus d'eau.
Puis enfin on est venu nous chercher.
Hagards et déshydratés, on est sortis de la salle, marchant sur des morceaux de pierre tombés du plafond. L'escalier était encore intact.
Avant de partir j'ai bien vérifié que le prénom de ma meilleure amie était inscrit dehors. Je ne doutais pas une seconde de son habilité à sortir de l'école, elle était très farouche, très casse-cou mais s'en sortait toujours, tout le contraire de ta Ba Chan. S'il n'y avait rien eu d'écrit je sais que je serais remontée dans l'école pour chercher mon amie, malgré ma trouille et ma maladresse, malgré le danger.
Mais je n'en ai pas eu besoin : dehors, sur la brique à côté de la grande porte de l'école, en petits caractères maladroits que je reconnaissais bien, il y avait écrit 由紀子 青木 (Yukiko Aoki) et le dessin de la grue. Elle avait la pire calligraphie de la classe, mais elle savait dessiner comme personne.
J'étais soulagée. Que mon amie soit sortie, mais aussi que je n'aie pas à rentrer dans ce bâtiment en ruines.

Le lendemain, on avait pas école. En fait, on a pas eu école de la semaine. C'est pour ça que j'ai appris la mort de Yukiko bien plus tard.

On avait retrouvé son petit corps sous des pierres juste devant la salle de classe. Elle tenait la craie dans sa main refermée. Elle était morte juste après être sortie de la salle. Elle n'a jamais réussi à sortir de l'école. »

Histoires Épouvantes [Compilation 1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant