La boutique de tissus

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Je suis la propriétaire d'une petite boutique de tissus sans histoire, située dans une ville dont je ne préfère pas donner l'emplacement. Je paye mon loyer, j'ai juste assez de clients pour vivre, et me permettre parfois quelques folies... Mon métier me plait.
Mais il y a quelques mois, il s'est passé quelque chose. Quelque chose dont je dois à tout prix faire part, à n'importe qui, par n'importe quel moyen.

C'était un samedi, je m'en souviens parce que j'allais justement fermer boutique afin de profiter de la soirée, n'attendant plus de client en cette heure tardive. Quand ils sont entrés. Un homme, grand, mince, qui semblait terriblement stressé. Et un enfant, qui suivait. L'enfant, surtout, m'a frappé. Il était... Silencieux. Terriblement silencieux. Il avait un crayon rouge et un paquet de feuilles de papier dans la main. Tellement menu, mais un visage si sérieux et inexpressif, que j'ai été incapable de lui donner un âge. Je dirais de huit à douze ans. Il ne gesticulait pas, ne parlait pas, ne faisait rien comme les garçons turbulents de son âge. J'adore les enfants, j'aurais moi-même adoré en avoir, mais pour rien au monde je n'aurais voulu adopter celui-ci. Il semblait trop... étrange.
L'homme s'est avancé vers moi, et m'a tendu la main. Quand je l'ai serré, j'ai remarqué qu'il était incroyablement crispé, et ça m'a mise mal à l'aise. Il s'est présenté [je le nommerai J. ici], et m'a demandé si je pouvais lui fournir un tissu. Pour détendre l'atmosphère, j'ai plaisanté sur le fait qu'il se trouvait justement dans une boutique de textile artisanal, mais ça ne l'a même pas fait sourire. Il s'est contenté de me demander si je pouvais lui montrer mes échantillons, ce que j'ai accepté.
J. se baladait partout, touchait tous les tissus, semblait faire tout pour retarder l'heure de l'achat. Moi, je regardais l'horloge avec une certaine impatience : j'avais hâte de fermer.
Pendant ce temps, l'enfant le suivait. Il ne manifestait aucun intérêt pour rien, se contentant de toujours fixer le dos de l'homme, que je présumais être son père, d'une manière très dérangeante. Il ne me regardait pas.
Un peu pressée, j'ai demandé à l'homme ce qu'il souhaitait acheter. Il a sursauté, comme s'il avait oublié ma présence, avant de bégayer une réponse inaudible. Puis, J. se remit à flâner dans mes échantillons.
J'avais à ce moment là compris que quelque chose n'allait pas. Vu le malaise de l'homme, je commençais à croire qu'il était un pédophile, ayant enlevé un enfant. Mais le garçon n'essayant pas d'attirer mon attention, et l'homme ne semblant pas pressé de partir, j'en ai déduit que ce n'était pas ça. À un moment, le petit s'est collé brusquement à J., ce qui l'a fait bondir. Il a jeté un regard terrifié au gamin - réellement terrifié. Et c'est là que j'ai saisi : c'était l'adulte qui craignait l'enfant. Pas l'inverse.
"Je... Je... Vous n'avez pas autre chose en boutique ?" m'a demandé J. d'une voix éteinte.
Je lui ai indiqué que j'avais d'autres tissus à l'arrière, dans la réserve, et qu'il pouvait aller voir s'il le souhaitait. Il a acquiescé presque immédiatement, et s'est dirigé vers la porte. L'enfant suivait, mais je me suis interposée.
"Il y a des ciseaux et toutes sortes d'outils dangereux dans cette pièce. Je préférerais éviter qu'un enfant y entre."
J'ai cru que l'homme allait objecter, mais il a au contraire donné son accord avec une précipitation suspecte.
"Tu... Tu vas dessiner avec la dame... Je reviens..." a-t-il marmonné à l'intention du garçon.
Je jure avoir vu ses mains trembler.

Le gamin a alors levé les yeux vers moi, et m'a regardé. Et j'ai tout de suite eu envie d'être ailleurs. Autre part qu'ici. Loin de cette chose.
Puis, l'enfant s'est installé par terre, et a commencé à dessiner, pendant que je me traitais de tous les noms pour avoir pu penser quelque chose d'aussi horrible.
J. est entré dans la réserve, et j'ai hésité entre le suivre et rester. Au final, j'ai décidé de tenir compagnie à l'enfant : après tout, on était jamais à l'abri d'un accident, et ce n'était pas comme si l'homme pouvait s'enfuir avec mes produits.
Pendant l'attente, je regardais l'enfant dessiner par dessus son épaule. Il avait un trait brouillon, mais, à ma grande surprise, une très jolie écriture. Son premier dessin représentait, je crois, un chevalier assaillant un dragon pour délivrer une princesse. Il avait dessiné une bulle au dessus de la tête de la princesse, et écrit à l'intérieur "À l'aide", d'une manière raffinée qui contrastait avec son dessin simpliste. Quand il a eu terminé ce dessin, il a pris une autre feuille, et a commencé à tracer des cercles et des carrés dessus.
J. est alors ressorti en trombe de la réserve. Il avait l'air paniqué. Il m'a regardé droit dans les yeux, s'est arrêté, et a marmonné :
"Pas encore choisi..."
Il s'est dirigé vers l'enfant et, à ma grande surprise, a pris ses deux dessins, avant de rentrer à nouveau dans la réserve. Le garçon l'a laissé faire, le regardant partir d'un air toujours aussi plat et morne. Puis, une fois que J. a été hors de vue, il a continué à dessiner sur sa troisième et dernière feuille. Par curiosité, j'y ai jeté un coup d'oeil.
Ses traits s'étaient précisés. Vraiment. On aurait dit un dessin d'adulte, de professionnel. Ça représentait un pont, et en dessous du pont, un corps. Il y avait un arbre près du pont, et, pendu à cet arbre, une longue corde. Je ne sais pas si c'était du tissu, mais ça y ressemblait. Le garçon a remarqué que je le regardais, il a levé les yeux, et m'a souri.
Je crois qu'il avait les dents pointues, et ça m'a fait me redresser.
Lentement, il s'est levé, et a commencé à se diriger vers moi. Mais J. est ressorti, portant un rouleaux de tissu vert sombre.
"C'est ça !" il a hurlé d'une voix aigue."C'est celui-ci que je veux."
Pressée de voir partir l'enfant, je me suis dirigée d'un pas vif vers le comptoir. Je sentais le regard du petit sur ma nuque.
J'ai regardé, puis donné le prix. L'homme, avant de payer, a tenu à me serrer la main une dernière fois. J'ai senti un morceau de papier dans ma main, et j'ai aussi senti la sueur sur sa peau. Il m'a jeté un regard que je n'oublierai jamais, un regard désespéré.
"Vérifiez le prix une dernière fois, s'il vous plaît." il a murmuré. "Je voudrais être sûr que vous ne vous trompiez pas..."
En gardant le papier dans ma paume, sans comprendre, je me suis retournée et j'ai vérifié le prix. Je ne m'étais pas trompée. Mais quand j'ai regardé de nouveau derrière moi, mes clients s'étaient volatilisés, et un paquet de billets était posé sur le comptoir.
J'ai regardé le papier. C'était une partie du dessin de l'enfant, découpé à la hâte. Sans doute grâce aux ciseaux dans la réserve.

La bulle de la princesse.

"À l'aide."







Par acquis de conscience, j'ai appelé la police, et leur ai fait mon récit en donnant le nom de J. L'homme au téléphone m'a paru sceptique.
Deux jours plus tard, ils m'ont rappelé, disant que mes informations les intéressaient.
Après avoir progressivement cessé de communiquer avec ses proches, J. avait été retrouvé pendu à un arbre, près d'un pont. L'autopsie révélait qu'il avait été étranglé de force, puis pendu. Les derniers à l'avoir vu affirmaient tous qu'il était en compagnie d'un enfant, mais étaient incapables, tout comme moi, de donner une description exacte.

La corde était faite du même tissu que celui qui m'avait été acheté.

Histoires Épouvantes [Compilation 1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant