Chapitre 2

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Il y a eu un élan de solidarité ce soir-là, quelque chose d'incroyable. 》

Je serrerai un peu plus la couverture en aluminium que l'on avait posé sur mes épaules. Nous étions une quinzaine à être regroupé ici, entre les ambulances qui chargeaient des gens inertes, ou des masses s'agitant dans des positions que je pensais jusqu'à là impossible. C'était une scène digne d'un film d'horreur, sauf que là, c'était réel. Un journaliste au regard dépourvu de toute émotion était accroupi devant moi, son regard à la hauteur du mien. Il était arrivé en courant, au milieu des médecins, mais lui, avec un grand sourire. Il allait sans doute pouvoir sortir le plus beau scoop du siècle. J'étais l'une des seules à avoir accepté de répondre à ses questions. Les autres étaient soit en état de choc, soit méprisait ce journaliste jusqu'au cœur.

Pensez-vous pouvoir reprendre une vie normale un jour? 》

Sa question interrompit le fil de mes pensées. L'interview touchait à sa fin. Tant mieux, je souhaitais juste rentrer chez moi à présent. Ma famille n'avait encore aucunes nouvelles de moi, et je voulais quitter ce lieu noyé par le sang et les gémissements le plus vite possible. J'avais tenté de compter les ambulances présentes, mais j'avais été forcée d'abandonner au bout de quinzaine. Mes pensées étaient encore floues, j'étais désemparées, trop fatiguée pour réfléchir vraiment aux évènements. Je tentai plutôt de me concentrer sur les questions du journaliste au regard blême. Après quelques minutes de réflexion, je finis par répondre d'une voix où il manquait de la sûreté.

《Non bien sûr, je pense que pour toutes les personnes ayant vu la scène d'horreur qui s'est déroulé cette nuit, il sera impossible de vraiment se rendormir. Surtout pour ceux qui y ont perdu des proches. Bien entendu, les couleurs vives vont devenir pastels, mais les images seront encore là, même si la peur les quittera peu à peu. 》

Le journaliste se contenta de hocher la tête et de prendre des notes sur un calepin chiffonné. Il finit enfin par se relever, me remercier sincèrement, et me souhaiter bonne chance. Je ne réagis pas, le regardant partir d'un pas assuré, sans lancer le moindre coup d'œil aux chariots où gisait des corps sans vie, couvert par des draps blancs comme la neige. J'ignorais ce que j'attendais en fait. Après être sortie du bâtiment, j'avais été guidée par une dame d'âge mûr qui m'avait prié de venir se réfugier dans son appartement. Aussitôt que j'étais entrée, elle avait jugé que son lieu de vie était plein, et avait fermé la porte à double tour. Je n'étais de loin pas la seule à avoir trouvé refuge dans son antre. Après avoir attendu plusieurs minutes, je fus l'une des premières à ressortir. Des policiers, plus paniqués les uns que les autres vinrent nous voir, et nous ordonnèrent d'attendre ici. Le Bataclan était à présent entouré de gendarmes armés et de citoyens curieux qui auraient mieux fait de rester chez eux. La majorité des personnes présentes étaient au téléphone. Je savais que je devrais moi aussi le sortir, donner de mes nouvelles, mais je n'avais pas la tête à ça. Je lançai un regard autour de moi, avant de me lever et de suivre le chemin qu'avait emprunté le journaliste peu de temps auparavant. Je m'approchai d'un officier qui était une grande discussion avec une personne en costar. Sans attendre qu'il ait fini sa phrase, je demandai.

Puis-je y aller? 》

Ils cessèrent aussitôt leur discussion pour se tourner vers moi. L'officier me lança un regard où le soutien noyait les autres émotions, il m'adressa un long sourire remplit de sympathie avant de poser sa main sur mon épaule. Je ne bronchai pas, gardant un visage de marbre, doutant de pouvoir un jour à nouveau sourire. L'homme en costar, quant à lui me regarda d'un regard vide. Sans doute continuait-il à réfléchir malgré mon interruption. L'officier finit enfin par me donner l'autorisation que j'attendais, et je quittai les yeux, abandonnant le drap qui couvrait mes épaules sur le sol. Plus loin, un nombre incalculable de voitures étaient arrêtées. Sans doute des proches tentant de joindre des personnes ayant été voir Les Eagles of Death Metal. Je cherchai du regard mon père, sans réussir à le trouver. Je m'assis donc sur la route, ignorant où aller. Je finis enfin par sortir mon téléphone et par twitter la seule chose que j'avais à dire. Je vis. Alors que j'allais remettre mon portable dans ma poche, une photo me laissa sans voix. On y voyait des corps, sans la moindre censure, étendus au milieu du théâtre. Des corps nageant dans le sang. Je sentis les larmes monter. Mon esprit commençait à réaliser. Cette photo avait été partagée par plus de mille personnes, elle apparaissait partout. Je commençais à paniquer, alors que la photo restait figée dans mon cerveau. Des gens étaient morts. Je me mis à trembler, prise de spasme, les larmes se mirent enfin à couler. Je lâchai mon téléphone qui heurta le sol sans se briser, laissant la photo bien visible. Puis, je me mis à crier, d'abord discrètement, puis le cri se transforma en hurlement. On me regardait, sans oser approcher, alors que tout ce que je demandais c'était qu'on vienne vers moi, qu'on me prenne dans ses bras. Mais les passants préférèrent attirer leurs gosses un peu plus vers eux, et m'éviter avec prudence.

Piégée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant