Veni Vidi Vici

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J'aime bien lire. « Lire ça forme notre intelligence » dit ma mère, et je pense qu'elle a raison. En ce moment je lis Camus. Un jour, en cour de français exactement, alors que l'étude de la vie de Flaubert me passionnait au point de somnoler, je me suis dit que je devais lire Camus, que j'avais maintenant l'âge pour comprendre. C'est parce que la première fois que mes parents se sont rencontrés, mon père lisait Camus, assit dans le tram. Et il pleurait. « Parce que c'est triste, un homme qui a perdu ses raisons de vivre, un homme qui ne voit pas le sens de sa vie. » a-t-il répondu à ma mère. Mon père est très sensible. Et à cet instant précis, il ne se doutait probablement pas que ses larmes d'homme sensible aux mots, charmeraient ma mère et donneraient naissance 10 ans plus tard, à une fille. Moi en l'occurrence. Je ne remercierais jamais assez Camus d'avoir écrit cela, car c'est en partie grâce à lui que j'existe, même si des milliards d'autres facteurs sont intervenus et ont pu me faire vivre. Car supposons une seconde, que ce jour-là, mon père n'ait pas lu Camus mais par exemple San Antonio, il n'aurait donc surement pas pleuré et n'aurait pas répondu à ma mère car elle ne lui aurait pas posé de question. Ou alors, supposons que Mme Blanchard, professeur principale des TS4 du lycée Jeanne d'Arc, ne se soit pas cassée la jambe le mardi 23 février 1987 mais le mercredi 24 février 1987 car le trou en haut de l'escalier Rue des Lilas aurait été rebouché le lundi soir au lieu du mardi soir, empêchant ainsi la création d'une plaque de verglas et par conséquent la jambe cassée de Mme Blanchard, ma mère aurait donc eu cours de maths de 15h40 à 17h30 et ne serait pas sortie du lycée à 15h27 et n'aurait pas pu avoir le tram de 15h35 et mes parents ne se seraient jamais rencontrés et par conséquent, je ne serais jamais née. Comme quoi la vie tient à peu de choses...

« Mais avec des si, on mettrait Paris en bouteille ! » comme dirait mamie, et elle aussi, je pense qu'elle a raison.

J'étais donc partie après le cour de français, acheter non pas « Madame Bovary » de Gustave Flaubert comme nous l'avait soigneusement conseillé Mme Flavelle, notre professeur de français, mais « L'Etranger » de Camus, sous les conseils de mon instinct.

Après la sonnerie et les dernières paroles lancées en l'air par Mme Flavelle, je rangeais mes feuilles gribouillées de noir au hasard dans mon sac de cour. Je n'écris qu'en noir. Contrairement à ma voisine, Léa, qui transforme sa feuille de cour en un véritable paquet de Skittles. Mon obsession pour le noir rendait dingue mes professeurs du collège (et particulièrement Mme Philippe, ma prof de SVT), car il fallait absolument que les parties soient rouge encadrées, les titres rouges soulignés, les sous-titres vert soulignés, les sous-parties noir avec un alinéa, et le reste en bleu. Le tout d'une propreté impeccable, d'une orthographe parfaite, d'une grammaire idyllique et classé par ordre d'importance à l'aide de chiffres romains. Et je dois dire que j'ai eu le droit à pas mal de crises d'arrachage de cahier et d'heures de recopiage. Sans grand étonnement. Il fallait tout bien faire comme le professeur, ne pas écrire dans la marge, sauter des lignes, faire des alinéas, ne pas utiliser de petits-carreaux, écrire distinctement, bien coller les documents, avoir toutes ses affaires, souligner les titres, passer des lignes, et toutes ces choses qui sont essentielles au bon apprentissage des cours, bien entendu. Ce qui est étonnant, c'est que malgré l'écart scandaleux il faut bien l'admettre, que j'ai pu faire à ces règles, j'ai tout de même eu mention très bien au Brevet des Collèges, et réussi mon année scolaire avec 17,34 de moyenne générale.

Au moins maintenant, au lycée on me laisse tranquille.

En sortant du cour, Mme Flavelle me lance un « Au revoir » mielleux, avec un de ces sourires que l'on ne voit que dans les publicités pour dentifrice. Comme si elle attendait une remarque ou un geste particulier de ma part à son égard. Car depuis le début de l'année, je sens que je l'intrigue, que je ne peux pas me fondre dans les murs comme dans les autres cours, elle me harponne et tente de me faire sortir la tête de l'eau. Au conseil de classe du 1er Trimestre, elle avait demandé un rendez-vous chez la psychologue du lycée car j'étais selon elle « une enfant perturbée avec probablement de graves antécédents familiaux. » et comme en plus j'étais « une élève mise à part » et « différente des autres », il était clair que c'était nécessaire que j'aille dévoiler ma vie privée à une personne que je ne connaissais pas et qui avait pour métier de me juger. J'y suis allée. Ça ne s'est pas « bien passé » comme veux absolument me faire croire ma mère, mais ça ne s'est pas « mal passé » non plus. C'était presque agréable même. Elle m'a posé des questions très personnelles au début et je lui ais dis que ça me gênait de répondre et que cela ne la regardait pas. A ma grande surprise elle m'a souri et a hoché la tête. Et mine de rien je voyais qu'elle comprenait. Elle n'a rien répondu alors j'ai tenté de me justifier par un « Désolé mais on ne se connait pas. ». Puis j'ai ajouté par réflexe d'un ton sec :

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