"Pourquoi est-ce que j'existe ? Qu'est-ce que les gens comme moi apportent au quotidien, excepté la pitié et la disgrâce ? Comme j'aimerais mourir, oh que je le désire tant. Mais je ne peux pas. Ce n'est pas ce que le Seigneur attend de moi. Je dois créer le changement dans ma vie, malgré tout ce qu'elle m'a apporté.
Sur ce banc, j'observe les gens qui font leur route. J'y ai passé la nuit, et pourtant cela m'a paru durer des siècles. Sûrement vous demandez-vous: pourquoi ne suis-je pas dans une grande maison chaude, avec ma femme près du feu et mes enfants sur mes genoux ? Hélas, cela n'est pas un choix. C'est la réalité des entreprises surpeuplées qui n'ont autre choix que d'évincer des travailleurs jugés "incompétents", tout comme c'est la réalité de mon apparence répugnante, victime de nombreux préjugés.
"Que vois-je ? Oh, ce n'est qu'un homme." Vêtu de morceaux de tissus colorés, il n'a pas l'air si différent de ceux qui nous entourent. Sauf pour un détail... Dans ses yeux brillent de l'espoir, de la joie de vivre. Et que dire de son apparence chatoyante qui détonne au milieu des uniformes gris et des visages mornes... "Et vlan, le voilà qui s'approche de moi."
— Monsieur, avez-vous besoin d'aide ?
D'où vient est cette idée folle de me parler ? Habituellement, les gens fuient mon regard, effrayés par mon apparence négligée. Ils ne peuvent pas savoir que tout ce dont j'ai besoin, c'est d'un ami, d'une personne qui sera prête à m'écouter.
— Non, mais un peu de compagnie serait appréciée.
— Seulement pour quelques minutes, car je suis pressé. J'ai des rêves à réaliser !
"Dire que j'étais comme lui, avant qu'on me dise que tout m'était impossible !"
Il s'installe à côté de moi avec aise, comme s'il se trouve dans son salon et non dans un métro crasseux. Ses doigts pianotent sur ses genoux avec une excitation palpable, tandis qu'il garde les yeux rivés jusqu'à l'horizon du rail.
— Comment allez-vous, monsieur ? demande-t-il sans me regarder.
Mon cerveau prend un moment à analyser la question, qu'on ne m'a pas posée depuis des lustres. Me rappelant que mon temps est limité, je bafouille une réponse simplissime.
— Bah, on peut dire que je vais assez bien... j'ai des vêtements, le nécessaire pour dormir et assez d'argent pour m'acheter un peu de nourriture. Ce n'est pas le luxe, mais je m'y plais.
Il se tourne vers moi avec un regard compatissant, tout le contraire de la férocité et de l'antipathie émanant dans celui des policiers et des passants.
— Monsieur, malgré le fait que je sois une personne qui vit dans la plus grande simplicité, je sais reconnaître un homme malheureux. De plus, au contraire des gens démunis que j'ai rencontrés, vous me semblez être fort honnête.
— Qu'est-ce qui vous fait donc dire cela? Après avoir passé des semaines à errer dans ces rues, je ne me considère pas différent des gens dans ma situation.
Un sourire franc se dessine sur le visage de l'artiste qui, avec son apparence échevelée, est en lui-même une œuvre d'art vivante. Cette image m'amène à sourire à mon tour, ce qui est une sensation agréable à travers cette vie misérable.
— Simplement que vous ne semblez nullement dépendant de vos biens matériels: la preuve, vous ne demandez aucun aumône ou traitement de faveur et, à voir les romans dans votre sac, seules possessions auxquelles vous semblez tenir, vous devez être un homme cultivé et peu imbu de vous-même. Soit, je n'ai aucune connaissance de votre vie ou de vos choix; mais ces détails me confirment ce que vous n'êtes pas, c'est-à-dire égoïste et avare de pitié.
Je baisse brièvement le regard et fixe un point invisible sur le plancher, estomaqué par la bonté dont cet étranger fait preuve.
— Maintenant, puis-je demander quelles circonstances vous ont menées ici?
Qu'importe si je viens de le rencontrer, je ne le reverrai jamais de ma vie. Aussi bien en profiter pour en dévoiler le plus possible.
— Même bazar que d'habitude: trop de gens dans la firme, on renvoie les plus incompétents sans trop de soucier d'où ils vont... De plus, ma femme étant une entrepreneure redoutable qui ne s'encombre pas d'échecs, je me suis retrouvé à la porte et sans le sou dès que la nouvelle s'est rendue à ses oreilles.
L'artiste se mord la joue, l'air affligé par cette histoire. Puis nous sursautons tous les deux à la voix cassante sortant des hauts-parleurs: arrivée de la ligne 21 imminente.
Il semble succomber à une décision intérieure, puis glisse la main dans sa sacoche pour en ressortir un billet de cinquante dollars. Mes yeux s'écarquillent, ça ne peut pas réellement être en train d'arriver.
— Tenez... aujourd'hui, rendez-vous au centre d'hébergement le plus proche et osez demander de l'aide, on vous écoutera. Pas besoin de payer: vous n'êtes pas seul dans votre situation. Mais gardez tout de même le billet: si vous êtes, comme je l'ai supposé, un homme honnête, il vous rappellera que vous avez mon soutien pour rebâtir votre vie comme vous le souhaitez.
Il se lève alors que le train entre dans la gare, faisant ébouriffer nos cheveux. Avant de partir vers nulle part, il se tourne une dernière fois vers moi.
— Et n'oubliez jamais que la valeur de quelqu'un n'est pas mesurée par sa capacité à ne pas tomber, mais par celle qu'il a pour se relever.
Quand il part, des étoiles dans les yeux, le sourire aux lèvres, ses foulards colorés volant derrière lui, une larme se dessine sur le coin de mon oeil. Cette discussion a ravivé un feu, un désir en moi.
Celui de retrouver ma vie.
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Le banc de métro
KurzgeschichtenDes gens. Des gens de toutes les couleurs. Des hommes et des femmes. Des personnalités semblables et divergentes à la fois. Des hétérosexuels, des gais, des bisexuels, des transgenres, des queers. Des milliers de situations différentes. De la naissa...