Chap 1 (extrait) : Rhys Overlake

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Mais pourquoi ça bugge

La locomotive parvint en gare de Darkwood dans un hoquet de sifflements et d'effroyables bruits de pistons à bout de souffle. Rhys laissa les autres voyageurs descendre. Il avait besoin d'air, besoin d'être seul. Il ramassa dans le filet au-dessus des banquettes sa petite mallette. Celle qu'il avait refusé de placer en wagon bagage avec le reste de ses affaires. La valisette ne contenait rien de très précieux, juste quelques bricoles et souvenirs de sa vie passée à Soontime. Son existence dans la campagne du Sud avait été douce, tandis qu'il appréhendait ce qui l'attendait dans ce nouvel univers de l'Ouest urbain, dans cette fameuse région isolée mais industrielle de Heaven Forest...

Il boucla son grand manteau brun, d'autant que le froid automnal était vif sous cette latitude. Il vissa son chapeau melon sur le haut de son crâne et descendit sur les quais. Ces derniers restaient bondés. Il dut patienter pour accéder au wagon des bagages et s'aperçut qu'on avait largué sans ménagement ses trois malles au-dehors. Il en conçut une vive irritation. Au moins, personne ne les lui avait volées ! Cela aurait été un comble ! Il se sentit trop fatigué pour sourire à cette pensée. Dans le lointain, des cloches sonnaient. Il se fixa sur le timbre d'un unique carillon et compta dix-neuf coups. Abattement et épuisement tombèrent sur ses épaules.

— Vous avez votre billet pour vos bagages ? Vous voulez que je vous les fasse porter quelque part, monsieur ?

Un adolescent d'une quinzaine d'années, en livrée de porteur, s'adressait à lui. Rhys tendit le ticket prouvant la possession de ses malles. Le jeune homme opina après avoir procédé à une vérification et commença à réitérer sa seconde question, puis s'arrêta en pleine phrase.

— Souhaitez-vous que je vous fasse appeler un cocher à l'extérieur de la gare et que j'y fasse installer vos malles, monsieur Overlake ? s'enquit-il avec un bon sens que Rhys se promit de récompenser d'un bon pourboire.

Il hocha simplement la tête. Ses mouvements lui parurent lents, ses muscles lourds. De plus, ses yeux et sa gorge le grattaient. Sans doute un effet de l'air pesant et pollué de la ville.

— Attendez-moi devant l'entrée numéro 4, proposa le jeune livreur. À cette heure, elle est plus tranquille que la porte principale ; nous ne gênerons personne en montant vos bagages dans une calèche. Je m'occupe de tout, monsieur.

Rhys murmura un remerciement et du soulagement devait se lire dans ses yeux bleus. Il adressa au jeune homme un signe d'accord et glissa une première pièce dans sa main avec la promesse d'une seconde, une fois sa tâche achevée.

Rhys traversa comme dans un rêve éveillé le hall de la gare, populeux et agité. Trouver la bonne sortie ne s'avéra pas très difficile et il émergea dans une rue assez calme. Il s'étonna de respirer plutôt facilement. Soit les maisons du quartier bénéficiaient de l'électricité issue du manaschiste, soit les cheminées du centre-ville semblaient mieux ramonées que celles des faubourgs extérieurs. Peut-être aussi que le vent frais en provenance de la mer chassait plus loin une partie de la pollution aérienne. En ce mois de septembre, le soleil dardait encore quelques rayons rouges à cette heure tardive. Il ferma les yeux et se laissa bercer par ces derniers rais de chaleur.

Voilà, il était arrivé dans son nouveau chez lui.

— M'sieur ! M'sieur !

Ses paupières papillonnèrent. Alors qu'il s'attendait à découvrir le jeune porteur et le coche à ses côtés, il ne vit nulle calèche parmi les rares véhicules qui circulaient devant la porte annexe de la gare. L'appel provenait d'un garçonnet âgé d'une dizaine d'années. Une casquette en biais surmontait sa chevelure brune mal coiffée. Son gilet, trop grand pour lui, béait sur une chemise blanche et laissait voir les lacets de son pantalon court. L'enfant braquait ses yeux clairs sur lui et brandissait une enveloppe. Rhys tendit la main pour s'en saisir.

— M'sieur !

Le gamin le dépassa, effectua un véloce demi-tour et s'arrêta devant la personne qui venait juste de passer derrière Rhys.

— Pour vous ! expliqua le porteur de la missive à l'inconnu.

— Pour moi ? s'étonna l'interpellé. Merci, mon garçon.

L'homme adressa un sourire au petit coursier et récupéra le courrier. Il lut l'inscription à son dos, hocha la tête, puis retourna le pli. Aucun cachet ne scellait la lettre. Le gentleman cala son élégante canne en métal ouvragé sous son bras afin de libérer ses mains, puis il retira d'un geste expert ses gants et les glissa dans ses poches. Il enfila alors un doigt dans la fente prévue sur le côté de l'enveloppe. Il la déchira et prit connaissance de son contenu.

— Qu'est-ce que...

Dans un mouvement surpris, l'homme pivota à cent quatre-vingts degrés : le garçonnet avait disparu. Sa brutale rotation amena les pans de son long manteau à fouetter violemment les jambes de Rhys. Le bout de la canne frappa sa rotule et le coup lui arracha un cri tandis qu'il ployait. Il lança les mains vers l'avant et attrapa l'avant-bras droit de l'inconnu pour s'empêcher de tomber, ce qui déstabilisa à son tour l'individu. Il leur fallut une seconde pour rétablir leur équilibre mutuel.

— Pardon, je suis confus !

— Ce n'est rien, l'excusa Rhys alors qu'ils mettaient fin à leur embrassade accidentelle.

Il entreprit de réajuster sa tenue : il réaligna les plis de son manteau brun au-dessus de sa chemise et repositionna son chapeau melon qui avait glissé lors du heurt. L'inconnu par contre ne s'était pas occupé de son apparence, son regard gris balayait la rue.

— Disparu... souffla-t-il. Une vraie ombre.

— Il aura déjà reçu sa pièce pour vous donner ce courrier, suggéra Rhys en ramassant l'enveloppe.

Elle avait échappé aux mains de son propriétaire lors de leur bousculade. Elle n'avait aucune particularité à part la blancheur parfaite de son papier et le tracé élégant de deux mots à l'encre d'un violet sombre. Else Other, quoi que cela puisse signifier.

— Mon fils, lui, se serait fait tout d'abord payer pour apporter cette lettre, puis aurait soutiré un pourboire à la personne à qui il l'aurait remise. Un vrai diable. Merci, s'acquitta-t-il en récupérant son bien tendu par Rhys.

L'inconnu lui adressa un grand sourire et soudain, une crispation vint animer d'un spasme l'une de ses paupières. Ils se dévisagèrent.


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