Chapitre 2

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Il fait beau dehors et j'ai l'impression de renaître. Il a plu quasiment tous les jours pendant plus d'une semaine... Le jardin devant chez moi est magnifique, une vraie jungle, la pluie a rendu la terre fertile et généreuse. Maman et moi on ne s'en occupe presque jamais et pourtant chaque année, des centaines de fleurs sauvages jaillissent du sol, alors que les voisins s'acharnent à maintenir en vie les pauvres brins d'herbe jaunis de leur pelouse. Je m'arrache à la contemplation des fleurs et je trottine jusqu'à l'arrêt de bus, impatiente de revoir ma Katia.

Comme je m'y attendais, elle est déjà là, en train de jouer sur son téléphone portable en m'attendant. Aujourd'hui elle porte un t-shirt noir Batman, un jean slim et des converses rouges, avec une chemise en flanelle écossaise en guise de veste. Et comme toujours, elle est magnifique. Elle est métisse, la peau brune avec des taches de rousseurs juste sur le nez qui lui donnent un air malicieux, des cheveux fous et bouclés qui tirent sur le roux, et de grands yeux noirs. Parfois je suis presque un peu jalouse de son physique, impossible de la prendre pour une gamine, elle.

Elle relève la tête en m'entendant approcher et me fait un grand sourire.

"Salut ma belle !"

Je la serre dans mes bras. Je me demande encore comment une fille aussi incroyable qu'elle a pu avoir envie de devenir l'amie d'une fille comme moi, mais je ne m'en plains pas. C'est comme si on se connaissait depuis toujours, on se comprend.

"J'ai encore fait un rêve...

- Attends, le bus arrive."

On s'installe au fond et je lui raconte mon cauchemar. Elle m'écoute attentivement, les sourcils froncés. Je remonte mes lunettes nerveusement :

"Alors qu'est-ce que tu en penses ?

- À n'importe qui d'autre, j'aurais dit qu'il faut arrêter de jouer à des jeux vidéos tard le soir, mais je sais que c'est pas ton genre de veiller, espèce de marmotte.

- C'est toi la marmotte !"

Elle me tire la langue et je ris. Les filles assises devant nous se regardent et lèvent les yeux au ciel d'un air méprisant. Je sens aussitôt mon visage s'empourprer. La journée commence mal... Katia leur fait un bras d'honneur et se retourne vers moi avec un clin d'oeil. Parfois j'ai l'impression qu'elle n'a jamais peur de rien ni de personne.

"Blague à part, Ambre, tu devrais en parler à ta mère...

- C'est pas comme si une tisane et faire la position du Lotus pendant trois quart d'heure chaque jour allait m'aider !

- Oui, d'accord, mais quand même, ça m'inquiète que tu ne puisses plus dormir correctement, tu sais ?

- Je sais mais tu connais ma mère..."

Elle n'a pas le temps de me répondre car le bus est en train de s'arrêter devant le lycée.

Nous sommes assez en avance donc les couloirs sont presque vides et nous arrivons sans difficultés devant notre premier cours de la journée, mathématiques. Je pousse la porte et je me fige sur le seuil. La salle de maths n'a pas changée, toujours les mêmes bureaux beiges, toujours le même tableau noir, les mêmes murs blancs, mais...

"Ambre, c'est qui ce type assis à ta place ?" me murmure Katia en me prenant le bras.

Il est affalé en travers de la chaise, ma chaise, comme s'il avait toujours été là. Il a le visage tourné vers la fenêtre, songeur. Je suis frappée par les longs cheveux blancs qui tombent en arabesques souples sur ses épaules... Blancs comme la neige, comme la lune, un blanc pur et parfait qu'aucune décoloration ne pourrait imiter. Il y a quelque chose de princier dans la façon dont il se tient, une élégance que je ne peux pas décrire. Il porte un grand manteau de cuir noir par dessus une chemise, un pantalon et des bottes couvertes de sangles. Maintenant que je les regarde avec plus d'attention... Ses habits ont l'air usés, pas comme ceux qui sont conçus pour avoir un faux air vintage et qu'on peut acheter, mais plutôt comme s'il avait réellement dû marcher de nombreux kilomètres avant d'arriver là, au beau milieu du lycée Jules Ferry, dans la classe de maths encore vide.

"Tu le connais ?" me murmure Katia. Je secoue la tête, j'ai peur que si j'ouvre la bouche le charme ne soit rompu et qu'il ne s'évapore dans l'air comme un mirage ou un rêve. "Je vais lui dire que c'est ta place, attends."

Je n'ai pas le temps de la retenir, elle s'est déjà précipité devant lui comme un ouragan prêt à en découdre.

"Hey, excuse-moi..."

Il ne répond pas, le regard toujours perdu vers l'horizon comme si la fenêtre donnait sur un paysage fascinant, plutôt que sur les barres de HLMs qui entourent le lycée. Katia lève les yeux au ciel et donne un petit coup sec sur le bureau avec ses ongles pour attirer l'attention du garçon inconnu.

"Toc, toc, y'a quelqu'un ?"

Un soupir lui échappe et il se tourne vers ma meilleure amie avec une expression d'ennui. La vue de son visage me fait comme l'effet d'une gifle. Si j'avais été troublée par sa chevelure d'albâtre, ça n'est rien à côté du reste. Ce qui me surprends, ça n'est pas sa bouche fine et délicate, ni ses pommettes hautes, ni sa peau pâle qui semble presque nacrée... Ce sont ses yeux.

Ils sont argentés. Pas gris non, argentés, vraiment argentés, une couleur métallique et profonde comme je n'en avais jamais vue. Dans le ciel, un nuage couvre le soleil, et ses iris semblent s'embraser d'une lueur bleuté l'espace d'un instant.

"Oui ?" répond-il enfin. Sa voix est grave et mélodieuse comme le chant d'un violoncelle, les petits cheveux de ma nuque se hérissent les uns après les autres. Il y a dans son ton une mélancolie sans nom, une tristesse voilée et pourtant palpable...

"Sans vouloir te dégager, t'es assis sur la place de ma copine."

Katia me désigne du doigt et il suit son geste du regard. Je sens aussitôt mon visage s'empourprer. Comme je dois sembler petite et insignifiante à ce garçon si beau et si mystérieux... En comparaison, je ressemble à un pot de fleurs face à un vase Ming.

L'inconnu se redresse brutalement et repousse Katia pour se diriger droit vers moi. Je reste figée, les joues brûlantes de gêne. Une main élégante glisse sur ma joue... Il pose son index sous mon menton pour redresser mon visage... Et il m'enlève mes lunettes avec un sourire triomphant.

"Je savais que c'était toi... Tu peux changer d'apparence autant que tu veux, tes yeux te trahiront toujours, Sorcière."


l'Étreinte des TénèbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant