IIIJe l'ai rencontré lorsque j'avais onze ans. Cela a eu lieu par une journée blanche, semblable à celle qui se déploya dix ans plus tard, au sein de mêmes lieux. Quand j'y repense, tout semblait identique. Le lendemain de la fête des morts, par un matin plongé dans la torpeur et les gouttes gelées, je savourais le paysage depuis la terrasse. C'était l'Automne. C'était toujours l'Automne quand cela arrivait. Tout me paraissait normal, juste à sa place, et pourtant je ne savais pourquoi, j'éprouvai le besoin intenable de bouger. Je me devais de mouvoir mes jambes et mes prunelles. Je me devais d'enfiler mon manteau et mes bottes minuscules pour m'enfoncer dans les feuillages ombragés. Et c'est ce que je fis. En quelques enjambées, la maison disparaissait derrière moi, dévorée par les bras tendus des tilleuls et des érables. Je ne suivais plus vraiment le chemin, je naviguais à l'aveuglette dans ce labyrinthe qui n'était ni un bois, ni un réel bosquet. C'était juste mon endroit. Et quelque part, au fond de mon imagination, j'entendais les notes de Vivaldi. C'était ma musique. Je me mis à fredonner, porté par une mélodie plus forte que ma volonté.
Et là, au détour d'un grand chêne, je le vis pour la première fois. Dès cet instant, j'ai senti comme un apaisement au creux de ma poitrine. Comme si j'avais attendu ce moment depuis très longtemps. Le garçon se tenait là, droit comme un piquet, si jeune et déjà si grand. Ses mèches brunes tremblotaient devant ses traits concentrés. Il portait un coupe vent jaune vif, trois fois trop large pour sa silhouette fine. Ses baskets décontractées étaient complètement tâchées par la boue. Son pantalon noir, un peu délavé. Sa peau bronzée pour la saison. Et ses longs doigts accrochés à l'appareil photo. J'étais subjugué, pris de court comme si je voyais l'homme pour la toute première fois.
Un coup de vent lui fit plisser les paupières. Il baissa l'appareil, contempla le paysage en serrant son bien au creux de sa paume. Sans m'en rendre compte je m'étais mis à chanter à nouveau. Les feuilles jaunes se fondaient dans le couleur de son manteau. Son regard perdu me rappelait le mien. La musique semblait parfaite alors je n'avais pu m'en empêcher.
Il se tourna soudain dans ma direction, les yeux ouverts en deux courbes surprises. Son visage exprimait l'étonnement pur. Il me détailla vaguement, sans pour autant me voir tout entier. Je l'avais comme découvert en flagrant délits de rêverie. Je m'étais comme infiltré par la serrure de son secret. Mais il ne fit rien qui aurait pu prétendre à un reproche. A vrai dire, il ne bougeait pas du tout. Alors, je me suis approché lentement, les mains dans mes poches creuses. Le cœur ouvert je me suis posté à ses côtés, j'ai planté mon attention à quelques mètres plus loin. Je m'étais perdu dans le panorama de sa photo. Je m'étais finalement égaré. Les plaines roulaient sur le sol comme des vagues. L'herbe grésillante et les nuages limpides soupiraient avec volupté. Les oiseaux partaient vers on ne sait quelle destination. Enfin, je comprenais ce qu'il y avait ici de si beau.
« -C'est bien réussi, hein ? L'automne a bien fait son travail. »
Je me suis alors tourné vers le garçon. Nos regards se sont croisés. Il avait l'air confiant. Il venait de m'offrir son secret, le décor de son rêve. Bredouillant de timidité, j'ai répondu :
« -L-l'automne ? »
A l'époque je n'avais pas encore d'intérêt pour cette saison. Bien entendu, puisque c'est ce jour là qu'elle est née. L'inconnu souriait, visiblement amusé de me parler comme si nous étions des compagnons de longue date.
« -Bien sûr. Je photographie tous les endroits et de toutes les saisons. Mais en vérité, il n'y a que ces plaines et que cette période qui m'inspirent. »
Fasciné je me mis à sourire à mon tour, puis contemplai la toile à échelle réelle. Lui, restait fixé sur moi, je le sentais mais ne disais rien. J'étais absorbé par l'ailleurs.
« -Alors, c'est beau ?
-Oui... C'est beau... C'est très beau. »Nous sommes donc restés ainsi durant de longues minutes étouffées. Le temps passait, pourtant je ne m'en dépêtrais pas. Je voyais enfin les choses sous le bon angle, depuis le coin idéal de la vie, un pied dans l'enfance, l'autre dans l'adolescence. Qui serait venu nous déranger en ce matin calme ? Personne. Et c'était délectable de savoir qu'au fond de nous, on avait le pouvoir d'être heureux.
Finalement vint l'heure de reposer notre esprit dans le crâne lui étant destiné. Le garçon savait que, de ce fait, l'heure des au revoir s'imposait. Il alla chercher un peu plus loin une bicyclette blanche, marquée de beige, attacha l'appareil photo autour de son cou et questionna :
« -Dis-moi, garçon de l'aurore, quel est ton nom ? »
Un rictus de petit garçon ravi fendit mon faciès.
« -Jeon Jungkook, lui offris-je tel un présent.
-Kim Taehyung, enchanté. »Je lui rendis la politesse. Nous nous serrâmes la main. Au loin, le cours du temps me appelait.
« -Reviendras-tu ? Demanda l'étranger qui n'en était plus un. »
J'acquiesçai d'un signe de tête plein de promesses. Il m'imita. Puis il disparut entre les ramures.
Et je revins. Je tins cette promesse chaque jour, une semaine par an, pendant huit ans.