VISi je me trouvais là, jour pour jour, heure pour heure, à la même place que dix ans auparavant. C'était pour une bonne raison. Après avoir suivi mes proches, profité des moments ensemble, écouté les hauts et les bas de nos mœurs, je voyais ma prière exaucée. Suite à ces deux ans sans retour, je marchais vers lui. Je m'en allais, le cœur battant, vers Taehyung. Pas le Taehyung du passé. Non celui du présent. Celui que j'allais découvrir à l'instant même où nos regards se croiseraient.
L'air n'était pas si froid, ma veste pas si large, mais les feuilles, elles, étaient parfaites. Au loin, résonnait encore Vivaldi et ses notes délectables. Les violons s'enhardissaient et la cadence s'accélérait à mesure que je m'élançais. Les arbres se mouvaient et dansaient au rythme de mes pas. Dans ma rue, au même moment, les gens poursuivaient sûrement l'histoire de leur vie. Moi, je n'y étais pas. Non, j'étais égaré entre le bois et le ciel. J'étais juste à ma place. Et les rayons du soleil perçaient la surface opaque. Et les fines lumières scintillaient à travers les branches emmêlées. Je tendis les doigts pour mieux voir ces éclats, j'y perçus les vestiges de l'avenir. Il n'était plus sombre. Non, il était radieux, tout comme la journée qui s'annonçait.
Soudain, un craquement retentit. Je détournai la tête promptement et plantai mes yeux sur la silhouette immobile. Un garçon, ou plutôt un jeune homme, se tenait là. Ses mèches claires tremblotaient, son teint ambré palissait et ses pupilles sombres me fixaient tel un fantôme. Taehyung était magnifique. Je le découvris plus grand, plus élancé et plus fascinant qu'avant. Comme lorsqu'il avait quitté mon champ de vision, la peur dans ma poitrine s'apaisa. Cependant cette fois, il y était entré à nouveau. Ses lèvres s'ouvrirent puis se fermèrent à plusieurs reprises, tentant de bredouiller quelque chose sans y arriver. Alors je levai la main dans un salut nonchalant, et pourtant plein d'allégresse, puis m'approchai à pas calculés. Lui, ne semblait pas savoir ce qu'il devait faire, plongé dans l'incertitude et l'étonnement. Enfin, il lâcha :
« -Jungkook ? »
Ne sachant que lui répondre et arrivé à une distance suffisamment proche, je me contentai d'hausser les épaules. Etait-ce moi ? J'imagine que oui.
« -Tu... Tu es venu ? Je pensais ne plus jamais te revoir. Non, je n'y croyais plus.
-Je le pensais aussi, mais j'avais tort vois-tu. »
Porté par une espèce de soulagement, il posa une main hésitante sur mon épaule. Je crus qu'il voulait m'étreindre. Et moi aussi je le voulais. Mais quelque chose paraissait nous en empêcher.
« -Je... je t'ai envoyé des tonnes de lettres ! Tu les as reçues au moins ? Et, il y a deux ans, quand je suis allé demander de tes nouvelles à ta famille, on m'a répondu que tu travaillais trop pour revenir, c'est vrai ? Dis-moi Jungkook. »
Je haussai encore les épaules, ne pensant pas qu'il était préférable de lui raconter cette longue histoire durant nos retrouvailles.
« -Tu as beaucoup changé, constata-t-il après une longue minute de silence.
-Toi aussi, toi aussi... tu as changé. »
Cet inconfort qui planait semblait de plus en plus plaisant. Car je savais bien qu'il allait finir par s'estomper et disparaître. Je le savais et j'avais hâte.
« -Bon allons-y, fis-je subitement.
-Où ça ? »
Me lançant déjà dans des pas inconnus je répondis, tout sourire :
« -Trouver une mésange boréale, quoi d'autre ? »
Son visage se fendit en un rictus surpris, puis content. Il ne pouvait qu'avoir compris mon message. Lui qui était débordant de sens, lui qui était si avide face à la route à parcourir. Et nous la parcourûmes ensemble.
Au début nous parlions peu, nous marchions simplement côte à côte, aspirant tous les bienfaits de la saison enflammée. Nous emplissions les secondes muettes de coups d'oeil et de longs regards parlants. Je lui souriais d'une façon nouvelle. Il contemplait mon profil d'une façon nouvelle. Nous étions les versions neuves et enrichies de nous-même. Le lendemain, nous commençâmes à évoquer nos statuts actuels, nos réussites et nos échecs, de banalités en questions précises. Les musiques que nous écoutions. Le dernier film que nous avions vu. Nos professeurs détestés et appréciés. Nos petits boulots et nos instants à nous. Ces sujets auxquels personne ne s'intéressait constituaient notre conversation. Et j'ignore si c'était symbolique, mais nous nous aventurâmes dans des détours nouveaux. Nous vîmes des cheminements étrangers, des maisons si récentes ou si vieilles qu'elles finissaient par se fondre dans le paysage. C'était concret et vivifiant. Nous placions les bonnes paroles aux bons moments. Nous sourions aux instants où cela nous rendait le plus heureux.Ainsi, je ne pourrais jamais oublier cet Automne là. Celui où j'ai réappris à connaître Kim Taehyung.
Enfin, comme toutes les autres fois, arriva la dernière heure du séjour. Celles des au revoir, paraît-il. Nous étions assis au bord de la terrasse de la maison, jouant inconsciemment avec les brindilles et les mauvaises herbes, recouvrant nos doigts de minuscules gouttes de pluie. Nous ne pipions mot, apeurés à l'idée de tout briser. Puis les cris résonnèrent depuis l'entrée. Je devinai que l'horloge avait terminé son tour. Me redressant lourdement, je le regardai, repliant et dépliant la tige verte. Il releva la tête pour me sourire tristement. Je me sentis donc obligé de lui annoncer ceci :
« -Tu sais, Taehyung, peut être que je ne reviendrais pas. Peut être que je ne répondrais jamais à tes lettres, et à tes photos. Peut être que tu n'entendras plus parler de moi. »
Son visage fatigué fut parcouru d'un air d'incompréhension et de regret, levant des grands yeux d'enfant innocent.
« -Je pensais qu'il valait mieux que tu le saches. »
Je fis volte face et marchai sans me retourner pour regagner l'intérieur. Dans la voiture, je ne tentai pas non plus un rapide coup d'œil pour voir si sa bicyclette était encore là. Non, je n'en fis rien. Car en vérité, j'aurais voulu qu'il me retienne. J'aurais tant aimé qu'il m'attrape pas le bras, qu'il m'ordonne de rester. J'aurais rêvé qu'il me prouve qu'il tenait vraiment à moi. Mais au lieu de ça, il a joué au garçon compréhensif et mature.
Et je devais faire avec, malgré cette douleur nouvelle, celle que je ne pouvais nommer.