IV
Taehyung était plus âgé que moi. Etant mon aîné de deux ans j'avais rapidement perçu en lui un modèle, situé dans un stade étrange entre frère et ami. Il n'habitait pas le coin de notre rencontre. Mais pour une raison ou une autre, il se trouvait quand même là, perdu au milieu de nulle part, en même temps que ma famille. Nos routes s'étaient ainsi croisées, encore et encore. Le lendemain et le sur lendemain, nous nous étions revus. Au début timides et évasifs, nous sommes devenus familiers et précis. Nous commençâmes notre amitié par de longues balades au bord des routes, sur les pentes abruptes et autour des arbres. C'était l'épanouissement de l'enfance et de la confiance. Lorsqu'il cessa tout bonnement de m'intimider, nos liens se creusèrent avidement. Chaque jour, j'enfilais mon pull le plus chaud, je plongeais mes doigts au cœur de mes poches, enroulais mon écharpe, donnais une excuse ou une autre, puis le cherchais. Parfois longtemps. Parfois non. Lui aussi m'attendait. Nous nous attachions mutuellement à cette impression de calme qui s'était installée dans nos mains tendues.
Un après-midi, je le trouvai captivé, accroupi dans la terre recouverte des cadavres de nos feuilles volantes. Il voyait le monde de l'autre côté de l'objectif. Il tenait l'appareil comme s'il tenait sa propre vie. Il était ivre de sa passion. Je ne fis pas remarquer ma présence, habitué à l'observer quelques minutes avant de le tirer de son travail. Son corps se donnait tout entier à l'objet de son intérêt. Enfin, il se tourna vers moi en souriant.
« -Viens Jungkook, m'intima-t-il. »
Obéissant et curieux, je m'approchais et regardais droit devant, m'attendant à une découverte aussi surprenante qu'apaisante. Sur le coup, je plissais les yeux et cherchais l'élément, puis un battement d'aile volage me saisit d'étonnement. Un peu plus loin, posé près d'un tronc d'arbre oublié sous la mousse et les champignons, un oiseau gambadait. Je laissai filer un « Oh » d'admiration. Je n'en avais jamais vu de tel.
« -C'est un bec croisé des sapins, expliqua mon camarade à mon oreille.
-Qu'il est joli ! M'exclamai-je d'une petite voix pour ne pas le faire fuir.
-Il me fait un peu penser à toi. »Je me détournai vivement et croisai le regard de Taehyung, ses grands yeux sombres à un doigt des miens. Le questionnant sans parole, je remarquai son large rictus content.
« -C'est peut être tes cheveux noirs qui me rappellent les ténèbres d'une forêt de sapins, et tes manières joueuses la couleur de l'oiseau. C'est pas normal. C'est beau. »
Je ne peux me souvenir de ce que j'ai répondu par la suite, mais son discours, lui, resta gravé dans ma mémoire. Il était la source de l'inconnu, rendant mon existence de jeune garçon plus intéressante. Il me fascinait car personne, que ce soit chez moi ou à l'école, n'était comme Taehyung. Chaque fois que je le voyais, je m'essayais à la stupidité. Chaque fois que je le quittais je regrettais que le temps passe si vite. Chaque fois qu'il prenait ses photographies, je l'imaginais, percevant des choses que je ne pouvais percevoir. Et de ses bras toujours fins, il portait l'univers tout entier. En Taehyung, je distinguais tout le bonheur d'habiter sur Terre, là, à l'instant précis où il tournait la tête pour me sourire d'un air si peu conformiste. Taehyung était mon Automne à moi.
Je me rappelle les journées ensoleillées ou pluvieuses. Je me rappelle les soirées à rire jusqu'à la dernière seconde. Je me rappelle nos cache-cache entre les arbres, entre les maisons du village, entre notre monde et celui des autres. Je revois mes pieds hésitants sur le tronc surélevé, celui que nous surnommions le « pont de la chute ». Je nous entends à nouveau, riant de bon cœur. Je peux encore sentir le feu que nous avions tenté d'allumer malgré l'humidité.
Avec nos vélos, nous pédalions à toute vitesse sur les routes désertes. Nous allions toujours plus vite, toujours plus loin. Je me souviens du soleil expirant derrière les collines. Je me souviens de nos regards qui se croisaient alors que les roues poursuivaient leur course. Je me souviens que son visage me semblait si détendu, alors que la paysage défilait derrière lui.
Je peux encore ressentir l'allégresse de le retrouver après une année de silence, l'inquiétude de ne pas le découvrir de l'autre côté d'un chêne ou d'un tilleul, le chagrin de la séparation. Je me dessine toujours ses traits concentrés, lorsqu'il fait noir et que je n'ai plus rien à admirer. J'étais capable de m'inventer son rire et ses mimiques lorsqu'elles me manquaient trop.J'étais absorbé par Taehyung et le manque qu'il me laissait. Et pendant l'été et ses longues heures statiques, je me plaisais à me rappeler de tout. De lui. De moi. De notre amitié. Et des raisons qui m'ont poussées à créer une distance de deux ans, à rompre la promesse.
Nous avons grandi. Pourtant rien ne changeait. Rien à part le fait qu'il s'était développé plus vite que moi, que sa voix était devenue plus grave alors que la mienne demeurait incertaine. Rien, si ce n'est ses histoires de jeune garçon grandi que je ne pouvais comprendre. Il me traitait constamment comme son égal, néanmoins, je constatais l'écart, impuissant. Quand nous nous voyions, il me parlait de ces autres garçons avec qui il était ami. J'étais jaloux, moi, le solitaire. Pas de ses nombreuses connaissances mais de la distance entre eux et lui. Une distance incomparable à celle nous séparant. Seulement, j'étais le seul à voir en Taehyung ce qu'il y avait de plus beau. J'étais le seul à voir les feuilles tomber de l'autre côté de ses yeux.
Je venais d'avoir quatorze ans quand il me le demanda pour le première fois. J'avais la morphologie incompréhensible de l'âge idiot, des complexes sans fonds et des idées sans buts dans la tête. Nous étions assis sur un banc, le calme plein, l'esprit vide. Et soudain il m'a lancé :
« -Tu as un très beau visage Jungkook. Tes traits sont fins et ton profil facilement reconnaissable. J'aimerais te prendre en photo. »D'abord stupéfait, ensuite flatté, j'ai accepté sa proposition. Depuis ce jour là, il n'a plus photographié qu'une chose et une seule. Moi. Parfois de face, parfois de dos et comme il le préférait, de profil. Je m'étais senti gêné du résultat des premiers clichés, puis c'était devenu une habitude. J'imagine que quelque part, moi aussi, j'avais pris la place de son inspiration.
Un soir glacial où le vent fouettait et balayait les piliers de dame nature, je l'ai invité dans la maison de ma tante. Les regards de ma famille furent attirés par le garçon et tous furent surpris d'apprendre que j'avais un acolyte de balades automnales. Après les questionnements et les rencontres fortes en cris et en sympathies, je lui indiquais la chambre d'ami un peu vieillotte qu'y n'avait jamais été réaménagée et qui était la mienne. Il s'approcha, passa ses doigts sur les étagères et les meubles d'une autre époque.
« -J'aime tout ce qui est vieillot, avait-il confié ».
Puis il demanda pour prendre des photos de la pièce. Et appuyé contre la fenêtre, posant pour mon propre modèle, il exigea que je ferme les yeux. Je m'exécutai sans broncher, patientant pour le déclic. Déclic qui ne vint jamais. Je sentis alors qu'on posait une main brûlante par dessus mes paupières. Mon souffle se coupa. Et je le sentis approcher son visage du mien.Taehyung déposa un baiser sur la commissure de mes lèvres et me relâcha. Mais mon corps refusa de bouger. Je restai donc là, immobile à attendre. Sans savoir si le vent battait toujours la vallée. Sans savoir si les enfants riaient toujours au rez de chaussée.
Cependant, lorsque la chambre faiblement éclairée par la lampe de chevet se dévoila, Taehyung était parti. A cet instant là, je ne percevais plus rien. Ni le passé, ni le futur. Ni le froid, ni l'automne. Simplement la sensation incandescente, oubliée par les fleurs de son baiser.