Le capitaine van Burke tomba à la renverse, la bouche grande ouverte, les yeux écarquillés de surprise. Son corps retomba lourdement sur le sol de la salle de transport.
-"Pauvre connard !", lâcha Rebecca les yeux humides, "On a failli crever dans ton opération à la noix !!"
La jeune femme jeta son casque au sol et partit d'un pas mal assuré vers l'infirmerie pour se faire soigner l'épaule.
Paul Stunecci la regarda partir puis se tourna vers Léonard Dimitri et lui tendit la main avec un sourire sincère.
"Elle a flippé, capitaine, vous la connaissez. Sous ses airs de dure à cuire, elle est fragile la petite."
Van Burke essuya le sang qui lui coulait de la bouche du revers de sa manche et attrapa le bras du sergent Stunecci.
"Son poing ne m'a pas paru en cristal..." maugréa t'il.
"Il faut dire que vous nous avez envoyé dans un vrai traquenard. Boston est un véritable nid de Spiders. D'ailleurs, ils ont eu un comportement assez étrange...
- Pas maintenant Stunecci, vous me ferez votre rapport une fois au QG."
Van Burke quitta la salle pour se rendre dans ses quartiers.
Lorsqu'il arriva à l'infirmerie du vaisseau, Reb était en train de se faire recoudre par le docteur Yliana Svenssa, une plantureuse russe au regard bleu azur. Elle avait sauvé pas mal de soldats à bord du Bakemono, le vaisseau amiral du Central, un des rares legs de technologie dernier cri envoyé par l'Empire pour coloniser le continent américain. Son infirmerie était constitué de deux lits et d'une armoire contenant le nécessaire pour soigner plaies et contusions. Un bloc opératoire d'urgence était attenant mais servait finalement peu, les Autres laissant généralement peu de chances à leurs cibles.
-"C'est une chance de cocus que vous avez eu là vous deux, déclara le docteur tout en terminant de recoudre Reb, En général, je passe de la pommade sur des égratignures. Les Autres ont tendance à ne pas laisser échapper leurs proies...
- C'est surtout notre bien-aimé capitaine qui s'évertu à nous faire prendre le maximum de risques, maugréa Rebecca. Boston...Personne n'a foutu les pieds là-bas depuis un siècle et il envoie deux trouffions faire de la reconnaissance. La prochaine fois, j'irais suspendre ses baluches à l'arrière du Balemono, histoire qu'il goûte à une séance d'acupuncture.
Stunecci croisa le regard du docteur Svenssa et ils eurent du mal à contenir un fou rire.
- Mais je vous fais marrer en plus bande de cons ! riposta Reb.
Les deux autres redoublèrent de rire ce qui amena le caporal Kei à se laisser aller à sourire. Foutu Paul, pas moyen de rester sérieux deux minutes avec un type pareil...
"Voilà c'est fini, déclara Yliana de son délicieux accent, l'aiguille n'a pas fait trop de dégâts, vous êtes bonne pour une semaine de repos. Pour votre égratignure à la main, je vous laisse gérer."
Le docteur Svenssa glissa une pommade dans la main de Reb qui sortir de l'infirmerie en l'a remerciant.
-"Elle joue les dures mais elle est sensible la petite, poursuivit Paul.
- Une vraie princesse, ironisa Svenssa. Et vous Stunecci, vous n'avez pas de bobos à mon me montrer ?"Assise dans un coin, dos au mur, les jambes ramenées vers elle, Rebecca regardait le paysage défiler par l'immense verrière de la passerelle supérieure. Les États Unis, tout du moins ce qu'ils en avaient vu pour le moment, étaient dévastés en long en large et en travers. Seuls pointaient les villes fantômes qui n'avaient pas été soufflées par les explosions nucléaires du siècle dernier. Le paysage défilait à une vitesse surprenante, le Bakemono pouvant atteindre une vitesse proche des deux mille kilomètres heure. L'Empire avait pour habitude de garder tout son savoir technologique sur l'archipel nippon. La présence d'un vaisseau de cette sorte témoignait d'un grand interêt de l'empereur sur la question des Autres et pour le Central. L'Empire avait quelques émissaires qui occupaient des postes clefs à Manhattan. L'île était gérée par un shogun, qui répondait directement au premier ministre de l'Empire japonais, Takashi Morita. Les japonais occupaient essentiellement des postes clefs dans les régions conquises par l'Empire mais on en trouvait également à toutes les strates de la société. Ce qui avait commencé comme une suprématie nippone à l'issue de la guerre s'était au fil des décennies transformé en un mixage culturel bénéfique à l'Empire. D'un père japonais et d'une mère française, Rebecca était issue de ce monde là. Son père, général des armées, était mort sur le front russe alors qu'elle n'avait que 8 ans. Sa mère, PDG d'une entreprise de voitures, l'avait élevé seule, avec une armée de domestiques. A l'adolescence, la jeune femme s'était fait la malle, pour découvrir le monde et surtout pour faire chier sa mère. Elle avait erré de par l'Europe, traversant la France, l'Allemagne, l'Italie... Les cours d'arts-martiaux, volonté testamentaire de feu son père, lui avaient été d'une aide précieuse pour latter des gus un peu trop collants. A l'aube de ses dix-huit, elle fut récupérée et soignée par un bataillon militaire qui la récupéra au fond d'une ruelle, à moitié morte, entourée par six types, tous dans un état lamentable. Dès qu'elle fut remise sur pieds, on lui proposa d'intégrer l'armée.
Une vision rare sorti Rebecca de ses souvenirs. Le Bakemono avait ralenti sa course et une nuées de volatiles volaient à ses côtés. Déployant des ailes noires dardées d'épines, chacun d'entre eux devaient avoir une envergure de deux ou trois mètres. Au bout de leurs bras, des griffes monstrueuses capables de lacérer chairs et métaux de toutes sortes. De fines jambes se terminant par des serres. Le tout articulé autour d'un corps nu de femme et d'un visage fou de rage. La première vision d'un Crows avait de quoi traumatiser un soldat ad vitam eternam. Leur nom venait d'un soldat anglais, qui, pensant apercevoir des corbeaux, avait crié à son bataillon "Crows !!!". Il y eu seulement deux survivants pouvant raconter l'histoire. Il aurait probablement été plus juste de les appeler des harpies vu leurs similitudes avec les créatures mythologiques mais les petites histoires font toujours loi et Central avait voulu les appeler ainsi pour que chacun se rappelle là dangerosité de ces saloperies.
La nuée évoluait avec grâce, bercée par le halo orangé du soleil couchant, suivant le vaisseau comme un ours attiré par un pot de miel.
La première déflagration ne tarda pas à arriver et une bestiole chuta vers le sol, provoquant la dispersion des autres. D'autres coups retentirent et le ballet funeste continua jusqu'à anéantir l'ensemble des Crows, leurs corps enflammés se répandant en miettes sur les ruines sinistrées d'une banlieue dévastée.
Les canons développés par Central. Manhattan. Retour au bercail.
Rebecca était toujours conquise par la beauté de l'île. Malgré le siècle qu'elle avait passée loin des hommes, dévorée par la nature, Manhattan avait gardée une prestance incroyable. Mis à part à Tokyo, il n'y avait nulle autre endroits au monde où d'aussi immenses tours surgissaient du sol. Bouffée par la végétation, la cité resplendissant de couleurs boisés, le lierre s'étant emparé d'une grande surface du béton émergé, et la verdure des feuilles mêlée à la mousse galopant sur les trottoirs donnaient à l'ensemble une aura mystique épatante. En arrivant sur l'île, Reb était tout de suite tombée amoureuse des lieux. Elle était arrivée avec la cinquième vague de colons, donc n'avait pas connu l'enfer de la reconquête qui avait eu lieu plusieurs années auparavant. Aujourd'hui, Manhattan était cernée de canon anti-Crows et des factions lourdement armées étaient positionnés sur les différents ponts. Quelques dizaines de milliers de personnes vivaient sur l'île, essentiellement situés autour de ce qui avait été Central Park, et qui était aujourd'hui un espace agricole aménagé avec soin par une communauté de fermiers polonais. Carottes, choux et panais poussaient à merveille sur la partie sud. On avait délogé les restes d'un ancien zoo afin de pouvoir étendre les cultures au maximum. Le rendement produit par le parc n'étant pas suffisant, on avait aussi recours à l'aménagement des toitures comme surface de plantation additionnelles. L'Empire envoyait régulièrement toutes les denrées nécessaires complémentaires. Les autres avaient pour la plupart des postes rattachés à l'armée. Blanchisseries, cuisines, informatique....nécessitait d'être entretenues et les demandes de l'armée avait trouvé réponses dès la troisième vague de colons.
Le Bakemono amorça sa descente sur la piste d'atterrissage qui avait été aménagée entre l'Upper East Side et Central Park. L'appareil se posa en douceur pour aller se ranger auprès d'autres vaisseaux et avions garée dans le nord du Parc, près de ce qui fut anciennement le Metropolitan Museum, aujourd'hui siège du shogunat et quartiers des officiers.
Reb sortit de sa léthargie en se relevant et s'étirant, ce qui lui arracha une grimace, la douleur dans l'épaule se rappelant à son souvenir. Elle ramassa son paquetage et entreprit de sortir de l'appareil. Une fois la porte franchie, elle aperçut van Burke au bas des escaliers qui l'attendait.
-"Merde..."
Elle tenta d'afficher un sourire léger de surface le long de la descente des escaliers et une fois au niveau du capitaine, elle put voir l'énorme hématome qu'elle lui avait laissé.
-"Je...je ne sais pas ce qui m'a pris capitaine. J'ai flippé. C'était l'enfer là-bas et je me suis laissée emportée. Je...
- Inutile d'en rajouter sergent, la coupa van Burke. Nous en reparlerons ultérieurement. Veuillez me suivre au Central, j'ai reçu une nouvelle intéressante sur notre trajet retour. Très intéressante. Suffisamment pour que je songe à oublier votre geste..."
Sans attendre de réponse de sa part, van Burke entreprit de descendre l'avenue vers le Guggenheim. Reb se mit à le suivre, à contrecœur. Tout l'opéra militaire et les leçons de savoir-vivre entre les différents grades l'avaient toujours profondément emmerdée et le capitaine en jouait en permanence. Il adorait ça. Le long du tarmac, elle aperçut un avion furtif flambant neuf. Il reflétait les environs de manière saisissante et paraissait sortir de l'usine.
"- Vous avez vu ce...
- Plus tard Kei, plus tard. Ma mâchoire me démange encore et mon envie de faire un rapport aussi."
Après avoir continué le chemin en silence pendant de longues minutes, ils finirent par arriver au Central. Comme l'intégralité des bâtiments de l'île, le Guggenheim n'avait pas subi les bombes et accusait seulement les affres du temps. Telle une gangrène, le lierre avait dévoré la majeure partie de la façade avant l'arrivée des troupes de l'Empire. Restait des zébrures qui donnait à la structure un charme supplémentaire. Reb adorait le bâtiment. Au milieu de tout ce chaos, il offrait une escapade architecturale des plus appréciable. De plus, cela devait être une des dernières constructions de la ville, ayant été inauguré en 1959, soit l'année où l'Empire envoya la mort sur le continent américain. Pour ainsi dire, elle adorait Manhattan dans son ensemble bien que ses déplacements y soient très limités par mesure de sécurité. Un de ses objectifs était d'aller monter en haut de l'immense tour qui surplombait la ville.
Lorsqu'ils pénétrèrent dans Central, un vent de panique semblait souffler sur le personnel en place. Un petit homme rougeaud affublé de lunettes se précipita sur eux à travers l'immense hall. La sueur perlait sur son front et sa chevelure rousse semblait vouloir prendre toutes les directions.
"- Capitaine van Burke ! Capitaine van Burke ! Enfin vous voilà ! Le shogun et le maréchal Martin vous attendent dans la salle des opérations ! Ils....ils...
- Calmez-vous Riggs, et finissez votre phrase, l'encouragea Léonard Dimitri.
L'homme s'essaya le front avec un mouchoir en reprenant son souffle.
- Ils sont avec un ninja, capitaine. Un vrai.