Tortueuse tournure

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Trois jours dans ce camp de malades. Trois jours, comparables à trois ans. Je mangeais tout: tubercules, légumes, poissons, fruits, noix... Mais jamais de viande. Pas une seule fois.

Ce n'était pas du tout facile de s'habituer à travailler autant manuellement, toute la journée... Et le soir on avait mal partout, surtout aux mains et aux pieds... Parfois à la tête, une fois énervée. Vous imaginez les écorchures et les égratignures que j'avais en coupant du bois à la machette!

Le balafré avait ordonné à ses hommes de me respecter malgré mon infériorité, et il martelais sur le fait que celui qui oserait avoir des vues sur moi était mort. J'étais contente de la paix que j'avais (du moins, psychologique) mais mal à l'aise. Moi je dormais tranquille, alors qu'Elisabeth était visitée presque toutes les nuits. C'était injuste. Je pouvais bien imaginer la souffrance qu'elle endurait, et ça me rendait malade. Je voulais qu'elle bénéficie de la même paix que moi, mais je ne pouvais pas faire la loi...

Le balafré, qui m'écoutait parfois parce qu'il m'aimait bien, était catégorique lorsque je parlais d'Élisabeth. Il ne voulait pas que ses hommes murmurent. Moi je voulais seulement qu'elle soit enfin en paix, la pauvre... Mais comment y serais-je parvenue ? Je ne pouvais pas prendre sa place dans la tente, elle ne pouvait pas fuguer, car elle connaissait mal la forêt... On aurait tôt fait de la rattraper et de la tuer.

Les jours, les semaines passèrent... J'étais un peu plus révoltée chaque jour, parce que j'étais incapable d'aider ma pauvre amie... Je l'aimais vraiment, et je pense que c'était réciproque, vu l'attention qu'elle manifestait à mon égard, et l'aisance avec laquelle elle se confiait à moi. Mais vraiment, j'avais tout fait pour la mettre en confiance, pour la faire rire, la détendre... Elle qui était si pâle la première fois que je l'avais vue, elle reprenait quand même des couleurs; et je dois dire que j'étais assez fière de moi.

Nous étions de plus en plus proches, elle et moi. J'esperais qu'un jour, nous puissions nous retrouver toutes les deux en dehors de ce camp de malheur, heureuses et libres, profitant de la vie... Hélas, ce jour n'arriverait jamais.

C'était sans doute aux alentours de trois heures de l'après-midi. Il faisait assez frais. Nous étions en train de faire la lessive au bord de l'eau, riant, se lançant des poignées d'eau fraîche pour s'amuser lorsque quelque chose de sombre sortit brusquement de l'eau : un crocodile.

Avant que je n'eus le temps de dire un mot, il attrapa le pied d'Elisabeth et tenta de l'entrainer dans l'eau. Elle s'accrocha à mes jambes en criant. Je criais aussi et je m'accrochait à mon tour à une branche d'arbre. Élisabeth était vraiment forte, elle s'agripait à moi de toutes ses forces, sans lâcher, barbouillée de vase, malgré le reptile qui la tirait dans l'eau pour la noyer. Mes jambes ne touchaient même plus le sol, tellement elle tirait. C'est moi qui aurait lâché prise, je n'étais pas assez forte. Encore heureux ça ait était un jeune crocodile ! Sinon nous n'aurions pas tenu le coup. Bientôt, nos cris attirèrent quelques uns des rebelles qui, en hâte, lui décochèrent des balles dans le flanc et dans l'œil. Il était vraiment temps.

Élisabeth était gravement blessée. Les dents pointues du crocodile avaient fait un sinistre travail. Une artère avait été perforée, et le sang coulait à flot. On l'emporta promptement dans ma case, utilisant son propre pagne pour éponger son sang.

-Qu'est-ce qu'il se passe ici ! Qui a tiré! Aboya le balafré en entrant à son tour dans la case.

Il observa un moment Elizabeth, gravement blessée, souillée de boue et de sang.

-Toi ! Dit-il à un de ses hommes. Va chercher quelque chose pour la guérir.
-Il faut faire un garrot, lui hurlai-je.
-Non ! Nous allons la soigner traditionnellement.
-Mais elle risque de mourir! Nous risquons de la perdre!

Je hurlais, hors de moi. Je cherchais vainement quoi utiliser comme garrot. J'étais affolée. Je savais qu'il fallait le faire le plus tôt possible, on risquait de la perdre si on agissait pas.

-Tais-toi ! Et que personne ne lui donne ce qu'elle demande, sinon il est mort ! Nous allons la soigner traditionnellement, un point c'est tout.

Poussée à bout, je déchirai rapidement et brutalement le bas de mon pagne; et juste au moment où je le passais autour de la cuisse de mon amie, le balafré me bouscula violemment et me pointa son fusil de chasse.

-Tu ne feras pas cela.

J'étais rouge de colère. Il était soit bête, soit ensorcellé.

Élisabeth gemissait, elle se mourrait devant moi. J’étais vraiment hors de moi. Le meilleur que je trouvais à faire, c'était m'asseoir à même le sol à ses côtés, lui tenant fermement sa main froide.

-Oh, Ana... Ana...
-Je suis là, Élisabeth... Je suis là...
-J'ai mal! Oh maman, j'ai si mal!
-Sois forte, ma chérie, je suis là.
-Je vais mourir, Ana! Prie pour moi ! Je vais mourir, rejoindre mon papa... Rejoindre ma famille...

Je me retins de pleurer.

-Non, Élisabeth, accroche-toi, ne me laisse pas seule !
-Tu es... ma meilleure amie...

J'étais émue. Elle était très pâle. Avant que je ne réponde, celui qui avait été envoyé par le balafré revint en trombe dans la case, avec une bassine rempli du même liquide que l'autre fois. J'étais dégoûtée.

Sans attendre, il versa presque tout le contenu sur la grande plaie. Élisabeth poussa un cri strident qui me déchira le cœur. Je savais parfaitement ce qu'elle sentait. Elle suait de tous les pores de sa peau.

-Ça ne marche pas, chef! Elle saigne toujours! Se plaint l'autre.
-Continue ! Ordonna le chef.

Elle me serra très fort les mains. Elle était en train de partir.

-Ana... Serre-moi dans tes bras, mon amie... Avant que je ne parte...

Sans me faire prier, je la pris dans mes bras, et la serrai comme je n’avais encore jamais serré personne.

-Je t'aime, Ana...
-Je t'aime, Élisabeth...

Et au même moment, je sentis un relâchement dans son étreinte. Elle devint tout à coup légère, quelque chose était sorti. C'était fini. Elle était morte. Je la reposais délicatement sur le lit de paille avant de me relever énervée, tellement énervée que je tremblait et que mes dents grinçaient.

-Si elle est morte, c'est de votre faute! Hurlai-je en pointant le balafré.
-Tais-toi !
-Qu'est-ce qui vous a empêché de lui faire ce satané garrot ? Elle serait peut-être encore en vie, mais vous êtes tellement stupide qu'elle est morte, elle est partie ! Tout ça c'est votre faute!

Et je me jetai sur lui, essayant de lui donner des coups, hurlant, complètement folle. Il me repoussa avec le canon de son fusil.

-Si tu ne t'assagis pas tout de suite, nous te traiterons comme elle!

La Danseuse NoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant