Espoirs anéantis

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-Maman, pour combien de temps cet homme restera-t-il en prison ? demanda Elodie à voix basse a maman.
-Peut-être deux ou trois ans. Il peut être libéré sous caution, mais il n’avait aucune famille ici et je doute que la sienne au village ait les moyens pour le faire.

Irène berçait son nouveau-né, Charles.

-Pour ce qu’il a fait, il mérite de passer toute sa vie en prison.
-Non, dis-je brutalement en posant la carafe de jus.

Tout le monde me regarda. 

-Il mérite de sortir de prison et de voir combien je suis en train de m’épanouir, dis-je en portant à mes lèvres le verre de jus d’une main tremblante.

S’épanouir était exactement le contraire de ce qui se produisait en moi. J’avais sensiblement maigri, je n’avais que la peau sur les os, j’étais pale, je paraissais avoir travaillé pendant un an sans relâche. Cet homme m’avait complétement détruite. Même ma beauté avait fané. Au fond, tout mon être criait le contraire de ce qui sortait de ma bouche. J’étais toujours repliée sur moi-même, malheureuse comme jamais. Ce qui m'énervais le plus, c'était le regard que l'on me lançait dans la rue, un regard de compassion, de pitié... Et je n'en avais nullement besoin.

-Te rends-tu seulement compte de ce que tu dis ? me demanda Elodie, le sourcil levé.
-Mon raisonnement est tout à fait rationnel. S’il sort de prison, il se rendra compte que, même s’il a détruit ma vie, je suis assez forte pour la reconstruire.

Jusqu’aujourd’hui, je n’arrive pas à comprendre ce qui m’a pris de dire cela. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit exactement le contraire de ce que je pensais. Ma mère n’en pouvait plus. Elle se leva de son petit tabouret et s’enferma dans sa chambre, afin que je ne vis pas ses larmes. Marie s’avança vers nous.

-Pauvre, pauvre Anta. Mais ne t’en fais pas, devant le Seigneur tu es...
-Et toi tu m’agaces !

Tout le monde me regarda, surpris. Un coq chanta dans la rue. Je savais ce qu'elle avait l'intention de me dire.

-Je suis désolée, Marie, dis-je. Ecoute, je n’ai pas besoin que l’on me parle de virginité ou de viol maintenant. Crois-tu que tu pourrais me rendre ce service, pour l’amour de Dieu ?

Marie ne répondit rien, les yeux grands ouverts. Je continuais mon verre de jus.

J’avais cessé de prier et de chanter depuis cet incident. Pas une seule chanson, quelle qu’elle fut, profane ou chrétienne. Même pas la plus courte des comptines. Parfois je me demande comment j’ai pu tenir pendant autant de temps sans fredonner la moindre chanson. J’avais un profond désir de vengeance. Je voulais me venger contre ce commandant qui avait sali ma réputation, contre ma mère qui n’avait aucun contrôle sur nous toutes ces années, contre mon père qui était le dernier des lâches, contre Elodie qui était une ‘’s’en-foutiste’’, contre Irène, simplement pour le plaisir, contre Daniel- oh, Daniel… qui n’avait pas mis à mort le commandant, contre Marie qui n’était qu’une sale hypocrite, et enfin contre moi-même, parce que je n’avais pas été assez forte pour résister à mon assaillant. Ce dernier motif était absolument absurde. Je n’avais aucune chance de résister à cet espèce de Goliath moderne, même si je le voulais. C’était tout simplement impossible. Je perdais la tête… Au fond, je les aimais bien- tous sauf ce Motorola détraqué.
Je les aimais et je ne leur voulais aucun mal, même pas à Marie. Je ne savais tout simplement plus ou mettre de la tête.

-Marie, mon cahier bleu ! Mon cahier bleu !

Marie se rua dans ma chambre et sortit en brandissant un gros cahier bleu et un stylo. Ce cahier bleu était mon cahier de souvenirs. J’y notais tout ce qui me revenait en flash à l’esprit. Vite, je notais au hasard trois noms sur la douzième page : Kimvula, Patrick, Clarisse. A la seconde, je me souvins de toutes les histoires de nos voisins et je me mis à rire à gorge déployée.

-Qu’est-ce qui te fais rire ? me demanda Marie, l’air inquiet, comme si j’étais devenue folle. Sans réfléchir, je la pris dans mes bras en riant aux larmes.
-Je me sens bien, Marie ! Je me sens bien !

Et je me mis à raconter les histoires loufoques de nos voisins à mes frères. Nous étions encore en train de rire lorsque maman sortit en hâte de sa chambre, l’air paniqué.

-Que se passe-t-il ? demanda Daniel.

La bonne femme grassouillette ouvrait et fermait la bouche et appela Elodie d’un signe de la tête. Elles se retirèrent dans la cuisine. J’entendis Elodie crier « Quoi ? » et ma mère gémir. Après quelques minutes, elles sortirent de la cuisine, et ce fut au tour d’Elodie d’avoir une tête de morue en agonie.

-Eh bien, commença lentement ma mère. Anta, il a été libéré.

Ce fut le coup de massue. Je ne savais que dire. Tout le monde me regardait à nouveau, attendant ma réaction. Une rage frénétique montait en moi, j’avais envie de tout détruire, de tout casser, de tout mettre en pièces. Je me sentais vraiment pathétique. Le fait que je parle ou pas n’allait certainement rien changer.

-Et… Pourquoi cela ? Balbutiai-je.
-Il connait des secrets d’Etat et plusieurs documents et informations confidentiels ; ainsi, le Président de la République lui a accordé la grâce présidentielle. Il paraitrait qu’il a même changé de nom. Celui d’Albert Ebanki a été liquidé… On ne connait ni son nouveau nom, ni où il se trouve, ni même s’il est toujours dans ce pays.
-La pourriture… Grommela Daniel.
-Comment sais-tu tout cela ? demanda Irène.

Maman sembla un peu embarrassée.

-Eh bien… Un bon ami à moi est un policier et travaille à la prison… N’allez surtout pas croire quoi que ce soit.

Un bon ami ? Irène haussa les sourcils. Elodie haussa les épaules. Marie regarda au ciel. Daniel prit son air désintéressé. Et moi… Et moi ? Je fixais le sol sans le voir réellement. Espoirs anéantis, une fois de plus…

La Danseuse NoireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant