2 : Le bracelet

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♣ Les bons souvenirs sont des bijoux perdus. ♣

Paul VALERY


UNE INCONNUE DANS LE NEW JERSEY


Les yeux sur un calendrier LGBT accroché au mur, je note qu'on est déjà le 3 juin. C'est fou ce que le temps passe vite. Je n'y prêtais pas attention avant, mais maintenant, si.

Allongée sur le ventre dans un lit qui n'est pas le mien, je sens des ongles sillonner délicatement mon dos. Ma joue se pose sur mes bras repliés et, machinalement, je cherche le contact réconfortant de mon bracelet. Mais il n'est pas à sa place habituelle. Je l'ai cassé par inadvertance et en ai égaré quelques breloques. Le reste est rangé dans un petit vase vide, sur la commode de ma chambre. Il faudra que je le rafistole rapidement pour le remettre à mon poignet. Depuis ma dernière année de lycée, je l'ai constamment avec moi. C'est plus qu'un bijou à mes yeux. Il est différent de la batterie d'accessoires ethniques que je porte généralement sur moi. Je remue légèrement mais ne tourne pas la tête vers la personne à mes côtés. Les caresses sur ma peau continuent dans le silence. Des lèvres m'effleurent et, bientôt, le son suave d'une voix brise la quiétude post-orgasmique.

— Tu as pas mal de bleus, dis ?

Je me crispe, ferme les paupières.

S'il te plaît, tais-toi, ne parle pas de ça !

— T'en as là, là... là aussi... et...

Je me relève brusquement, incommodée par cet inventaire. Évidemment que j'en ai, mais pas tant que ça, si ? À vrai dire, je ne scrute pas mon corps tous les matins. Quand je suis nue, c'est généralement pour me doucher, et je me rhabille rapidement après sans m'inspecter sous toutes les coutures. Et je ne montre pas si souvent ma nudité aux autres. Ma vie sexuelle est plutôt en dents de scie : j'ai des jours avec et des jours sans, et cela me convient. Sans prise de tête. Si j'ai des plans occasionnels, tant mieux. Je suis libre. Je ne compte pas pour ces étreintes provisoires et elles ne comptent pas non plus pour moi.

C'est plus simple ainsi. À ma portée.

L'infime magie du moment dissipée, je cherche mon sarouel et mes sous-vêtements, que je commence à enfiler.

— Hey ! Ma jolie, qu'est-ce que tu fais ? s'étonne mon one-shot.

Un jour sur deux, je prends le métro pour New York afin de restaurer une vieille oeuvre hippie pour un riche particulier. Cela me rapporte un peu de thune en plus de mon job dans le New Jersey. J'avais envie de m'évader de mes soucis après ça et me suis retrouvée un brin pompette dans un pub, à danser langoureusement avec quelqu'un qui ne m'avait pas lâchée des yeux...

— Putain, je kiffe comme tu bouges. Tes fringues, ton peps, tout de toi transpire l'artiste originale et libérée. Je me trompe ?

Je ne sais plus ce que j'ai répliqué. De toute façon, nos langues n'ont pas tardé à entamer une autre forme de conversation. Nous voilà une heure après, notre complicité sensuelle dorénavant évaporée après l'instant torride que nous avons savouré. Je souris en crochetant mon soutien-gorge.

— Je m'en vais. Merci pour ce moment délicieux.

— Je n'aurais pas dû parler de tes bleus, c'est ça ? Pardon, ce n'était pas par indiscrétion mais je...

— T'inquiète. Tout va bien. Je dois simplement y aller si je veux attraper le Path pour Jersey City. Je bosse sur une fresque aux reliefs phosphorescents et c'est à la tombée de la nuit que je vois le mieux comment peaufiner certains détails et coloris.

— Arf ! T'es encore plus canon en expliquant ça.

Ma bonne humeur revient et je lui envoie un baiser en remettant mon top jaune. Je recoiffe rapidement ma chevelure blonde. Les deux torsades que je me suis faites tiennent toujours. Je replace mon headband de plumes. Les iris de ma conquête ne loupent aucun de mes gestes, je crois y déceler du désir en train de renaître.

— Reste, sexy boho. Tu n'as qu'à sécher le taf aujourd'hui.

Je fixe un instant ses pupilles dilatées. J'hésite. Mais je ne peux pas et ne veux pas offrir plus que la parenthèse charnelle que nous avons déjà partagée.

Ce n'est pas possible, ni envisageable.

— T'en as envie, n'est-ce pas ? J'ai encore plein d'autres façons de te rendre euphorique à te

montrer.

Euphorique ? Pas à ce point-là, mais c'était agréable. Elle est belle et sa douceur m'a plu.

Oui, il s'agit bien d'une femme...

Après un baiser tentateur et des frôlements de la belle Latina pour m'incendier, je réussis à prendre la poudre d'escampette. Sans laisser mon numéro de téléphone, ni même mon prénom.

Pas le moment, plus le moment de nouer des liens avec qui que ce soit.

Voilà ce que je me répète en montant dans ma rame de métro aérien, casque audio sur les oreilles. Je tombe sur Meghan Trainor et son All About That Bass. J'augmente le volume, bouge la tête en rythme, souris aux usagers dont je croise le regard. Ma gaieté est communicative. Arrivée à destination, j'esquisse quelques pas de danse en solo sur le trottoir. Je sautille, chantonne, tape des mains en rythme. Un passant amusé s'invite quelques secondes dans ma chorée et se déhanche avec moi. Nous nous souhaitons mutuellement une bonne soirée, puis je gagne mon boulot en riant et en musique. Bien dans mes sandales et ragaillardie.

Je profite avec joie de l'infinité de choses sur mon chemin. L'air estival dans mes cheveux et sur mes bras nus. Les habitants du New Jersey. Pharrell Williams qui chante Freedom dans mes tympans enchantés. Le cornet de glace au chocolat et morceaux de M&M's que j'achète et déguste en marchant.

Oui, tous ces infimes bonheurs sont exquis. Point !

Une fois sur place, je déballe mon matériel rangé dans un coin, sous une bâche. Je m'installe à même le sol afin de fignoler d'abord un projet pour Stella, le temps que l'agent de sécurité qui surveille le bâtiment dont j'embellis la façade fasse le nécessaire pour éteindre l'éclairage. J'extirpe une feuille de papier et un crayon de mon fourre-tout. Il ne me manque plus que les finitions sur les motifs que ma petite poulette préférée voulait. J'ignore ce qu'elle souhaite en faire, un tableau ou un graffiti de déco pour notre appart, probablement. Mais dans ce cas-là, je prévois d'en concevoir un deuxième avec son prénom puisque, à sa demande, celui-ci s'articule autour du mien : Milly. Satisfaite du résultat, j'imagine son sourire quand elle le découvrira. Je peux m'occuper maintenant du large pan de mur à coup de pinceau. J'adore mon job et je crois que j'aime bien cette nouvelle ville dans laquelle j'ai rejoint ma belle Black pour honorer des contrats plutôt juteux et providentiels. Rien de mieux que d'être payée pour exercer ma passion.

— Il n'y a pas d'ombre au tableau, je savoure tout, me dis-je en respirant paisiblement.

Tortillant du popotin avec Work de Drake et Rihanna, je m'éclate et ne vois pas le temps passer. La vivacité et l'harmonie que je crée avec ma peinture m'obnubilent et gomment mes tracas ainsi que le constat de tout à l'heure à propos de ma peau marquée...

Love & Dakness (Dispo en Numérique & Format Hugo Poche )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant