Perdue

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La gare de Westchurch est bondée à cette heure de pointe. Il est presque 16 heures et mon train est déjà sur le quai, il part à l'heure pile. C'est un minuscule train à deux wagons, avec une locomotive - je n'en avais jamais vu en vrai.
Je dis au revoir à Amy et monte dans le wagon en face de moi. Le train est vieux et une odeur de pourri flotte dans l'air.
Je me laisse tomber dans un des sièges libres, jette mon sac sous mon siège près de la fenêtre et fourre mes écouteurs dans mes oreilles.
La musique est le seul réconfort que je peux m'offrir pour le moment. J'augmente donc le son et m'isole complètement.
Le train démarre et le décor de l'ancienne gare laisse place aux buildings et aux villas des villes environnantes.
La dernière fois que j'ai pris le train c'était l'année passée lorsque je suis allée à la mer avec mes amies. On s'était tellement bien amusées ce jour-là mais pas une de nous n'avait pensé à prendre de la crème et résultat : nous étions cloîtrées dans nos chambres à l'abri du soleil les trois jours suivant notre escapade.

Les villes laissent place bientôt aux campagnes environnantes.
Une petite dame âgée surgie de nul part s'assied en face de moi et me fixe de temps à autre.
Son chemisier blanc raffiné contraste avec son immense impair trois fois trop grand pour elle. Elle replace derrière son oreille une petite boucle blanche tout en continuant à me fixer. Elle fait mine de me parler et j'enlève à regret un écouteur.

- Vous avez l'air bien perdue jeune fille, finit-elle par me dire au bout d'un moment.

Je ne sais pas trop quoi répondre à sa question, si ce n'est qu'elle a tout à fait raison. Perdue. Voilà ce que je suis.
Je remets mon écouteur.
Elle se replonge dans la contemplation de mon bonnet rouge. Je tâche de l'ignorer.

- Voilà un très joli haut de forme que vous avez là !

Je retire mon écouteur.
Haut de forme ? Je dévisage la dame en silence. Elle me sourit, retire son gant et me tend sa main aux ongles vernis roses clair:

- Martha, enchantée.

Je lui serre la main avec un mince sourire :

- Danae.

Elle s'exclame que mon nom est merveilleux et que mes parents ont du goût en matière de prénom.
Je ne réponds pas.
Je me contente de la fixer à mon tour, observant les rides du sourire sur son visage, au coin de ses yeux. Je ne saurais déterminer son âge précisément, elle en parait 70 mais se comporte comme si elle avait 20 ans de moins.
Je remarque qu'elle porte une alliance à son annulaire, un fin anneau d'or serti d'un minuscule petit diamant.
Où va-t-elle comme ça ? Va-t-elle retrouver l'homme qui lui a offert ce petit bijou ? Est-il toujours en vie ?

- Tu te poses bien beaucoup de questions pour une jeune fille perdue.

Je la regarde, décontenancée.

- Pardon ?

Elle sourit et pose sa main sur la mienne.

- Oh pas de ça entre nous, Danae ! Je te vois m'observer, je suis vieille mais je vois aussi clair que toi.

Je sens que je rougis et baisse les yeux, confuse :

- Excusez-moi madame, je ne le faisais pas exprès..

- Ne t'excuse pas, il n'est pas interdit de me regarder. Tu as tout à fait le droit de m'observer à ta guise, tant que tu ne me juges pas.

- Je ne vous juge pas madame.

- Je le vois bien, et moi c'est Martha pas madame.

- Oui Martha.

Elle sourit finement, faisant reluiser son rouge à lèvre très pâle. Ses yeux pétillent et d'un coup, je n'ai plus envie de remettre mon écouteur. J'ai envie d'en savoir plus sur cette Martha.

- Et si tu me parlais de toi, plutôt ?

À nouveau, j'ai l'impression qu'elle lit dans mes pensées.
Cette dame m'intrigue. Elle me regarde avec son sourire curieux et je décide de me confier à elle.
Soudain, je ne sais par quoi commencer. Ma vie avant l'accident ou après ? Parce que ce n'est pas du tout la même chose..

- Quelque chose te tracasse ? me demande-t-elle alors, voyant que je ne trouve rien à dire.

Je hoche la tête et contemple à nouveau cette dame avant de retirer mon second écouteur et de m'éclaircir la gorge :

- Je viens de perdre mes parents. Ils sont morts il y a quatre jours dans un accident de voiture dans lequel j'ai survécu. Je viens à peine de sortir de l'hôpital et on me jette dans un train pour un bled pourri dont je ne connais rien, et tout ça parce qu'on ne sait pas où habite la soeur de ma mère.

La vieille femme ne bouge pas d'un poil. Elle semble concentrée sur mes paroles mais aucune émotion ne s'exprime sur ses traits. Je me sens invitée à continuer :

- Chaque année, on passe Noël en famille avec mes parents, tous les trois. Mes grands-parents sont morts quand je n'étais encore qu'une enfant alors je suis habituée à ce qu'on ne soit que nous trois. On s'amuse toujours bien pour Noël. Mon père raconte des blagues et ma mère et moi rions à chacune, même si parfois elles ne sont pas drôles mais on voit que ça amuse mon père de les raconter. Ensuite, on joue à des jeux de société jusque minuit. Et à minuit, on se souhaite un Joyeux Noël et on ouvre enfin les cadeaux. Ce sont toujours des cadeaux magnifiques et innatendus. L'an passé, mon père m'a offert ce bonnet et maman en a eu un aussi. On l'a porté toute la soirée. Ma maman m'avait offert un petit carnet bleu dans lequel je dessine parfois. Elle disait que ce serait mieux d'avoir tous mes dessins dans un seul carnet plutôt que dispersés un peu partout dans ma chambre. Elle n'avait pas tord, cela dit.

La femme observe un silence respectueux après mon monologue. Elle me sourit enfin et s'éclaircit la gorge :

- C'est beau la manière que tu as de parler de tes parents. Je suis sûre qu'ils sont fiers d'avoir une jeune fille comme toi.

Cela me fait bizarre qu'elle parle d'eux au présent. Je parle déjà d'eux au passé..
Une idée me vient soudain :

- Ça vous dit quelque chose, vous, "Kenningston Village" ?

Son visage s'illumine soudain et elle joint les mains sur son coeur.

- Mais bien sur ! C'est là que j'habite !

Je la regarde de travers. Une dame aussi intéressante peut-elle vivre dans un bled avec un nom aussi pourri ?

- Tu as vraiment de la chance de venir à Kenningston pendant Noël, toute la ville est illuminée c'est féérique.

Je soupire.

- Je n'ai pas envie de fêter Noël cette année.

Son enthousiasme retombe d'un coup. Elle semble presque déçue de ma remarque.

- Tu n'as pas envie de fêter Noël ?

Sa voix est calme mais la déception perçe légèrement. Je ne sais plus trop quoi répondre. Je n'ai pas envie de la décevoir...

- Je ne sais pas..

Elle me sourit et ses yeux pétillent à nouveau. Elle ajoute :

- Je connais quelqu'un qui va te redonner goût à la fête de Noël.

Last ChristmasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant