PARTIE I - Chapitre 1

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Il faisait chaud sur les Champs-Élysées et encore plus chez O'gust, le glacier dans lequel travaillait Canelle. Sa casquette rouge vissée sur sa queue de cheval brune et son tablier serré par-dessus son polo rose, elle servait sans répit le flot incessant de visiteurs.
Johnny, sa supérieure la pressait sans cesse. Une goutte perla sur le front de Canelle et termina sa chute sur le cornet pistache qu'elle préparait. Le client, un homme clairsemé de gris s'offusqua et la glace finit sur le trottoir. On l'entendit traiter l'employée de « fucking bitch » et puis il s'en alla en marmonnant qu'il était américain.

Perturbée après cet incident, la jeune femme enchaîna maladresse sur maladresse et Johnny excédée, finit par la renvoyer chez elle.

Canelle, dépitée, erra dans les rues de Paris pendant une heure. Elle passa ses nerfs sur le shopping en se répétant que ce n'était pas grave mais une irrésistible envie de pleurer la surprit dans le rayon tanga du Victoria's secret.

- Je peux vous aider madame ?

Canelle se retourna lentement en séchant ses larmes à l'aide d'un mouchoir de tissu blanc.

- Vous m'appelez madame parce que j'ai l'air vieille c'est ça ? dit-elle en reniflant.

- Euh non... C'est juste que j... c'est par politesse c'est tout...

Dire que David, le fin vendeur brun au t-shirt bleu était gêné est un euphémisme. Son travail terminé, il pensait à sa soirée en effectuant une dernière ronde et maintenant il se retrouvait avec une brune décoiffée et pleurnicheuse.

- J'aurais dû me casser, marmonna-t-il.

- Pardon ?

- Vous n'êtes pas vieille du tout, ne racontez pas de bêtises. Vous êtes très jolie. D'ailleurs je pense que ce sublime tanga en dentelle vert pastel se marierait divinement avec votre peau dorée et vous rendrait encore plus belle !

Canelle releva timidement la tête vers le vendeur, les yeux brillants.

- C'est vrai ? fit-elle d'une petite voix.

- Absolument, assura David avec un sourire convaincant.

- Alors je le prends ! conclut la jeune femme en souriant.

David la regarda s'en aller en trottinant. Finalement il allait pouvoir rentrer et en plus il avait réussi à refourguer l'affreux tanga en rayon depuis trop longtemps à une fille bizarre. Il se félicita avant de quitter le rayon, satisfait.

La luxueuse berline noire se rangea contre le trottoir et Hanz le chauffeur ouvrit la portière à Canelle.

- Merci Hanz, lui adressa-t-elle avant de se glisser sur le cuir brun.

Le chauffeur hocha poliment la tête puis rejoignit son siège.

- J'ai acheté un tanga vert pastel aujourd'hui... et plein d'autres choses, lança-t-elle.

Hanz, l'employé de vingt-neuf ans ne sourcilla pas. Il était habitué au caractère loufoque de Canelle, même si au début il s'étouffa à plusieurs reprises face à l'attitude décomplexée de la jeune femme. Il apprit au fil du temps que ce n'était qu'une fille sensible, un peu perturbée mais très attachante. Le chauffeur, son képi marine à liserés rouges parfaitement porté sur ses mèches blondes, jeta un œil bienveillant dans le rétroviseur. Canelle arborait un sourire niais et candide.

- Je suis heureux pour vous mademoiselle. Et votre journée au travail ? demanda-t-il en bifurquant.

Les yeux de la jeune fille s'humidifièrent et elle se mit à renifler de nouveau.

- Oh Hanz, est-ce que toi aussi tu trouves que je suis une fucking bitch ? sanglota-t-elle.

Le chauffeur freina brusquement au feu rouge. Elle ne lui avait jamais faite celle-là.

- Mais enfin mademoiselle, bien sûr que non, s'exclama-t-il. Qui vous a insulté de la sorte ?

Canelle reprit son souffle et se tamponna les yeux.

- Un client... Laisse Hanz ce n'est pas grave, balaya-t-elle d'un geste de la main.

Hanz hocha de nouveau la tête et gara la voiture devant l'immense maison avec ses pierres propres et beiges, et ses tuiles grises. La façade était parée d'exactement vingt-quatre fenêtres et la maison était elle-même dotée de plus d'une vingtaine de luxueuses pièces. Une poignée de dévoués domestiques s'appliquaient chaque jour, à la rendre encore plus grandiose que le jour précédent. Canelle, elle, n'était plus impressionnée par les tableaux inestimables qui ornaient les murs, ni par le gigantesque lustre de cristal qui pendait majestueusement au plafond à moulures. Elle s'avançait rapidement dans le grand hall, ses baskets émettant un bruit de succion sur le sol marbré. Elle rejoignit ensuite l'escalier de droite en fer forgé et atteignit sa chambre en un battement de cils.

C'est essoufflée et degoulinante de sueur que la jeune femme se laissa littéralement tomber sur son lit, en étoile de mer. Le moelleux matelas de son lit king size la recueillit légèrement. Engourdie et poisseuse, elle décida de prendre une douche bien méritée.
Quelques minutes plus tard Canelle pénétra dans la salle de bain aux tons blanc, rose poudré et or. La douce lumière du crépuscule baigna la pièce dans une ambiance feutrée. Elle ouvrit le robinet et l'eau se déversa en trombes. Elle passa ensuite un orteil sous les gouttes afin de tester la température puis sauta dans la grande douche, satisfaite. L'eau fraîche glissa sur sa peau métissée.

Canelle rejoignit sa chambre, enroulée dans une serviette Bob l'éponge. Une boule grise passa soudainement entre ses jambes, manquant de la faire tomber.

- Griselda ! pesta la jeune femme.

La lapine s'immobilisa, innocente. Canelle leva les yeux au ciel puis se vêtit d'un pyjama bleu ciel. Une cloche retentit. Elle sourit. Pile à temps. Les délicieuses effluves qui lui parvenaient d'en bas accélérèrent sa course dans les escaliers interminables. Elle ralentit en entrant dans la salle à manger où le succulent dîner trônait sur une large table en chêne. Paul Chevalier, homme poivre et sel à la fournie barbe grisonnante et au visage marqué de rides releva la tête de son iPad avec lassitude.

- Tu as bientôt vingt-trois ans mais tu dévales toujours les escaliers comme quand tu en avais sept.

Canelle rit en embrassant son père.

- Je serai toujours une petite fille papa, déclara-t-elle.

Paul sourit puis observa sa fille avec tendresse. Elle représentait tout pour lui et jamais il ne pourrait vivre sans sa Canelle chérie. Bien sûr, le soucis de la voir bientôt quitter le nid rajoutait encore une ride à son visage déjà accentué. Mais il ne voulait pas se bercer d'illusions. Canelle finirait bientôt ses études de droit, le succéderait à son prestigieux cabinet d'avocats, quelqu'un s'installerait dans sa vie...

La jeune femme arrêta sa fourchette de viande à mi-chemin de sa bouche. L'expression mélancolique de son père la bouleversa et elle s'empressa de l'étreindre avec force.

- Je serai toujours là papa. Il ne faut pas t'inquiéter comme ça. J'ai besoin de toi comme toi tu as besoin de moi et nous ne nous quitterons jamais, d'accord ?

Paul hocha la tête avec émotion puis se détacha doucement de sa fille.

- Le repas nous appelle, annonça le cinquantenaire.

SacrificesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant