la chute ( partie un )

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L’influence de la pesanteur sur sa lourde masse l’entrainait vers le bas, à une perte d’altitude très proche de deux étages par seconde sans qu’il ne l’ait voulu. Pire encore, sans qu’il n’ait imaginé ne serait-ce qu’une tierce de temps la faisabilité de ce scenario. Apres une seconde de chute il se dit : «Jusque-là tout va bien. Le plus dur n’est pas la chute mais l’atterrissage». A cet instant, la réflexion n’était plus à la résolution du problème qui se posait : comment atteindre le sol sans qu’aucun viscère de son anatomie ne devienne une pâtée ou un amas de bout de cervelle, d’yeux, de cœur et d’intestins fondus par la pression du choc ? Non, la réflexion n’y était pas. Il consacrait ses premières dernières secondes à estimer combien de temps lui resterait-il, à tenter de comprendre comment s’est-il retrouvé dans cette situation, et à se demander que foutre était-il allé faire sur cette terrasse ? Le bouchon était tiré, il n’avait plus qu’à consommer le vin et à gérer l’ivresse, c’est-à-dire à accepter sa fin. La fin d’une vie consacrée à se fixer des buts non atteints. Dans cette terrible situation il réussit à faire preuve de suffisamment de lucidité et de compréhension pour apprendre une dernière leçon que la vie lui enseignait : « comme quoi la panique ne sauve pas ». Ainsi monsieur s’évertua à chuter en paix. Il cessa de crier et de balancer ses bras dans tous les sens, ou de tenter désespérément de s’accrocher à n’importe quel objet de l’édifice d’où il tombait, qui à son grand regret n’avait rien d’autre que des baies vitrées lisses, car bien entretenues, à lui présenter. S’abandonnant à son destin, il appréciait les rafales de vent qui se heurtaient à sa peau en lui procurant autant de bien-être qu’une séance de kinésithérapie. Soudainement il eut l’esprit apaisé. Non pas parce qu’il s’était convaincu d’accepter la fin qu’il ne s’était jamais imaginée, encore moins parce qu’il s’était rassuré qu’il n’en souffrirait pas plus qu’un chien qui se fait piquer, plutôt parce qu’il voyait dans la négativité de cette situation un point qu’il jugeait positif. Il y voyait l’opportunité de tester la théorie selon laquelle "quand on a la mort devant soi, on regarde sa vie défiler". C’était sa manière de voir la coupe à moitié pleine. Quitte à finir sa vie précocement, il avait choisit de la terminer dans une ambiance positive.
   Apres trois secondes de vol non plané, il en était encore à la phase la moins rude de sa fatalité; la chute. La vue du sol sur lequel il devrait s’aplatir se faisait plus clair. Il distinguait de mieux en mieux les spectateurs qui avaient arrêté leur marche, leur causerie ainsi que leur achat aux étales du rez-de-chaussée de l’immeuble d’où il avait effectué son envolée, forcés de contempler impuissants sa performance olympique. C’est précisément à ce moment que le déclic se fit. Comme à toutes personnes saines d’esprit dans sa situation, c’est-à-dire yeux ouverts de très près face à la mort, il voyait toute sa vie défiler dans sa tête. En bonus défila aussi les flashs de l’homme qu’il aurait pu devenir une soixantaine de minutes plus tard s’il n’avait pas entrepris ce saut. Pendant que certains spectateurs l’indexaient quand d’autres se cachaient le visage par leurs mains tout en laissant suffisamment d’espace entre deux doigts pour ne rien manquer spectacle ; pendant qu’ils accompagnaient sa chute de cris et d’autres grimaces sonnant plus à l’oreille comme des gémissements, celui qui s’est fait suicidaire malgré-lui regardait le film de sa vie qu’on aurait pu intituler « passé et improbable futur.»
   Les images de ce qui avait été son passé serpentaient dans sa tête telle une rivière qui coule dans lit, mais à une vitesse colossalement plus importante que celle de la lumière et du son. Il s’était vu à ses quatre ans, découper pour la première fois un gâteau fait de crème et de chocolat ; puis à ses cinq ans, la première fois où il s’était vêtu tout seul comme un grand. Il s’était souvenu que c’était à l’occasion d’une petite sortie en famille à la pâtisserie Auguste qui en ce temps était la plus tendancieuse, fut-ce-t-elle la plus chic. Elle était située  sur la route de l’aéroport et était tellement tendance, que c’était la seule qui commercialisait sa propre gamme de produits lactés. Pour se faire beau, il avait exigé à sa mère de le laisser mettre sa chemise préférée bleue de nuit à manche courte, sa cravate fétiche nœud papillon de couleur blanche, son pantalon super cent cousu sur mesure ainsi que sa paire de santiags noire. Il avait déjà les prédispositions d'un jeune homme élégant ayant le sens du mariage des couleurs et des vêtements. Dire qu’il avait la sape dans le sang. Il s’interrompu pendant un laps de temps pour se regarder à travers les vitres du gratte-ciel. Il était en smoking toujours à la juste mesure de son corps. Les séances de soins de visage que lui avait payé son cousin, dans un institut de beauté comme cadeau de mariage avait rendu son teint plus propre et plus net. Un physique musclé doté d’une élégance, accroché à une belle gueule qui fonçait la tête la première vers le sol, c’est ce qu’il voyait en se mirant à travers chaque case de baies vitrées qui se succédaient. Quel gâchis ! s’écria-t-il au fond de lui.
   Comme sur commande, le libre écoulement de son vécu reprenait son cours. On aurait dit qu’il en avait percé le mystère de son fonctionnement et qu’il en avait désormais la maitrise émotionnelle, parce que tout portait à croîre que la clé était l’émotion. Il sourit quand passa l’instant où il avait reçu son premier bisou. Il se souvint qu’il n’avait que huit ans à cette période de sa vie et que c’était de Sarah, son ancienne voisine et meilleure amie de son âge, qu’il l’avait reçu. Ce n’était qu’un bisou innocent. Deux lèvres qui s’étaient à peine collées à deux autres. Ça n’avait rien de torride ni de grandiose pourtant, ce fut suffisant pour faire de cet instant un moment très spécial pour les deux. Ils avaient passé la fin de leur journée avec une énorme banane sur la bouche. Un sourire tellement grand qu’on aurait cru qu’il atteindrait les oreilles. Pourquoi le destin les avait séparés juste au moment où chacun avait semblé avoir trouvé le bonheur en compagnie de l’autre ? Il se trouve que le père du future mort avait accepté une maison dans une ville lointaine, offerte par la société d’où il venait de franchir la barre de dix années de bons et loyaux services. Une promotion qui lui avait valu une affectation, qui elle-même lui avait valu une maison gratuite sans quittance d’eau ni d’électricité à régler. La compagnie avait promis de prendre en charge tous les frais, y compris ceux des travaux de rénovation de peinture qui se feraient chaque année. C’était une offre qui ne se refusait pas, même au détriment de la relation amicale entre Sarah et la future viande hachée qu’elle avait pour voisin. Une relation amicale qui s’était élevée à des sentiments d’amour pur. L’estime évidemment réciproque que l’un avait pour l’autre était un secret de polichinelle. Tout le monde avait constaté que la bonne nouvelle avait saigné le cœur des deux amoureux. Leurs parents avaient alors décidé, d’une volonté unanime, de leur offrir un jour rien qu’à eux parce qu’ils compatissaient à leur désarroi idyllique. Un jour où ils se diraient au revoir dans la joie la plus grande et la plus totale. Ce jour était arrivé et avait coïncidé avec le dernier jour de déménagement de la famille du futur corps sans vie, la famille Mosséki. Ils avaient été exempts de toutes tâches ménagères et avaient obtenu carte blanche de s’amuser comme ils l’auraient entendu, de faire ce qu’ils auraient voulu avec une certaine limite bien sûr, et de manger ce qui les auraient tentés. Ils avaient passé une journée de folie. Ils n’avaient eu aucun besoin de réitérer l’expérience du bisou pour que leurs corps éprouvent une sensation de bien-être. Leur programme avait été rempli d’activités simples : ils s‘étaient tenus par la main et avaient couru sans raison dans la rue pleine de passants ; ils s’étaient frottés le nez de l’un contre celui de l’autre, laissant se dévoiler en accompagnement un sourire immaculé brillant de mille sincérités et de mille joies; ils s’étaient donnés à manger en reproduisant avec exactitude les mouvements et la douceur d’une mère qui nourrit son nouveau-né ; lorsque enfin ils s’étaient assis, toujours main dans la main dans un canapé en cuir placé isolément dans un coin du salon de maman Cécile la mère de Sarah, ils s’étaient tapés des barres de rire à en témoigner de leur naïve innocence face à la vie, au point d’attirer l’attention et d’attiser la curiosité de leurs parents sur eux au sujet de leur rigolade. Les parents respectifs des tourtereaux s’étaient pliés face à l’admiration que leur imposait la vue d’une complicité aussi solide, qui n’avait d’égale que celle du soleil et de la lune. Fut-il à cette période un groupe de gens qui se faisaient et se font toujours appeler « les Témoins de DIEU », qui avaient annoncé la fin du monde pour l’année qui aurait suivi. Cela n’avait pas déstabilisé les deux gosses. Le pouvoir de cupidon avait un ascendant sur eux tel que, ils auraient pu accepter l’enfer tant qu’ils passeraient leur pénitence ensemble. Ils étaient mignons l’un à côté de l’autre. Le soir était arrivé, avec lui l’instant où le futur feu notre amoureux devait s’en aller. Lâcher la main de Sarah avait été trop dur. Il s’était accroché à sa main, même debout en position de départ. Il avait laissé suinter une larme qu’il avait retenue par de vains efforts. Une goutte de larme qui n’avait été rien comparé au torrent qu’avaient produit les yeux de Sarah. Un flow, celui des larmes muettes qui avait ruisselées le long de sa joue jusqu’au col de sa jolie robe blanche fleurie avait empoisonné l'atmosphère, en faisant jouer dans les coeur de tous ceux présents un air lugubre. Il avait eu à relâcher la pression de sa main sur celle de Sarah avec la lenteur d’une limace. Tellement lentement qu’on aurait cru que l’action se déroulait en ralenti. Lorsqu’il n’y avait plus que son majeur au contact de la peau de sa bien-aimée, elle lui avait dit  « je t’aime », d’une douce voix bien que légèrement enrouillée, comme si elle avait su qu’elle ne l’aurait plus jamais touché et revu de toute sa vie, et lui, avait répondu « je t’aime aussi ».  Après quoi il avait suivi son père, sa mère et son frère, et avait passé la porte du salon de maman Cécile en dernier, fermant la porte derrière lui, en admirant une dernière fois le visage de Sarah, puis s’en alla sans jamais la revoir.

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