D’autres souvenirs encore plus drôles et plus tristes les unes des autres continuaient d’affluer quand un plus récent pinça son cœur. Il s’était vu s’échanger quelques mots durs avec sa mère, la veille même de sa chute. La dispute venait du fait qu’elle ne partageait pas la même opinion que lui, sur l’intégrité morale de la femme avec qui il voulait fonder son foyer. Celui qui allait bientôt mourir avait pris la défense de la femme qu’il aimait tant. Il avait refusé de croire aux soupçons qu’avait sa mère sur l’immoralité de cette fille, traitant sa mère de menteuse, d’égoïste et de haineuse. Il l’avait accusé d’être contre son bonheur et pour ce simple fait, il lui avait demandé sur un ton agressif de disparaitre de sa vie. C’est alors qu’ont afflué dans sa tête d’autres images. Il se souvint que sa mère avait sacrifié ses rêves pour qu’ils gardent le même train de vie, qu’elle s’était toujours plié au moindre de ses désirs pour qu’il soit satisfait, qu’elle avait tout misé de ce qu’elle gagnait au commerce dans ses études qui avaient coûté excessivement cher, et qu’elle avait remué ciel et terre jusqu’à se salir dans la corruption pour qu’il ait un bon emploi. Il regretta son attitude ingrate, car une mère n’aurait rien de tout ça si elle n’avait pas souhaité le bonheur de son fils. Ce qui est à regretter le plus, c’est qu’il réalisa que de toutes les images de sa vie qui avaient circulé devant lui, à aucun moment il s’était vu dire à sa mère qu’il l’aimait. Comme si ce n’était pas suffisamment triste, voici qu’il allait mourir sans lui présenter ses excuses. Il allait mourir en laissant à sa mère un chagrin éternel. Seulement il était trop tard. Sa tête n’était plus loin du sol. La paix acquise au détriment de la panique pendant sa chute s’effaçait à son tour, laissant place à un sentiment morne saturé de regrets. Il pensait aussi à l’homme qu’il aurait pu devenir, au nombre d’enfants qu’il aurait eu, au bonheur qu’il aurait connu avec sa femme.
Une fenêtre ouverte de l’immeuble au cinquième étage se présentait pile sur la trajectoire de sa chute. Il ressentit la tentation de faire preuve d’une extrême curiosité pour une dernière fois, convaincu qu’un coup d’œil non coupable ne ferait du mal à personne. Il aperçut une femme noire en robe de mariée, serrant un homme grand et noir au dreadlocks dans ses bras, échangeant avec lui un baiser avec la passion de deux amoureux motivés pour passer à l’acte final. Ça s’était passé très vite mais son œil avait retenu deux détails : la fille avait la même robe de mariée, censée être un modèle unique, et la même tache de naissance en forme de brûlure au cou que la femme qu’il s’apprêtait à épouser avant de chuter malgré lui de cette terrasse. La même femme pour qui il avait choisi de bannir sa mère de sa vie. A peine était-il intrigué par ces éléments que sa tête se fracassa violemment contre le sol, laissant sa cervelle en bouillie se répandre sur le pavé. Le choc était si intense que l’impact avait fait éclater son corps. Des bouts d’organes avaient sauté un peu partout, éclaboussant et salissant les spectateurs, souillant les étales placés très proche du point d’atterrissage. Tout le monde s’interrogeait sur ce qui venait de se passer ; chacun semblait satisfaire sa curiosité en supposant des réponses nourries par leurs imaginations.
***
L’atmosphère dans la suite où il se trouvait était un mélange d’angoisse, de pression et d’excitation. Il y avait des jeunes hommes qui attachaient leur cravate, quand d’autres attachaient leur ceinture ou ciraient leurs chaussures. Le futur marié avait l’air absent bien qu’entouré de ses plus proches frères et amis qui ne cessaient de le charrier. Il se demandait s’il avait fait le bon choix, s’il était prêt à accepter cette nouvelle vie. Il voulait se rassurer si la future mariée était bien dans sa suite, et demandait si quelqu’un avait connaissance de l’état dans lequel elle se trouvait, pour avoir idée de si oui ou non elle aussi était dans le doute. « Le doute ? Quel doute ? Il n’y a plus de place au doute. Trop de dépenses ont déjà été engagées donc pas question de faire marche arrière » se disait-il pour reprendre son sang-froid.
A une heure du lancement de la cérémonie de mariage, sentant qu’il était préoccupé, ses hommes d’honneurs lui avaient proposé de se rendre à la terrasse pour évacuer "les mauvaises ondes". Rien n’était plus efficace que de tirer quelques mégots de shit pour l’évacuation de ces mauvaises ondes. Une fois sur la terrasse, après quelques poussées de fumées, la sérénité semblait l’avoir gagné. Pas que lui d’ailleurs, puisque certains de ses compagnons qui avaient abusé de ce nectar du bien-être, avaient osé retirer leurs tenues et improviser une banale partie de football, avec un ballon qu’ils avaient trouvé sur la terrasse. Le futur marié était plutôt zen. Dans sa zen attitude il s’approchait peu à peu du rebord de la terrasse, mégot de shit en main, il contemplait la vie qu’il y avait à des dizaines de mètres plus bas quand le ballon avait atterri sur sa nuque et l’avait poussé vers l’avant, occasionnant ainsi un plongeon dans le vide.
Apres une seconde de chute il se dit : «Jusque-là tout va bien. Le plus dur n’est pas la chute mais l’atterrissage»…
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la chute
Short Storyl'histoire d'un jeune homme, dont l'avenir était prometteur, surpris par la mort à un moment de sa vie censé être le plus beau. De suspens en suspens, de bravoure en bravoure, l'aspect tragique de la situation dans laquelle le jeune homme se trouve...