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Regardant chacune de ses mains, il sourit. Les deux bombes qu'il tenait étaient pleines d'un produit qui n'enchantait pas tout le monde. Pourtant, c'était la seule chose lui permettant de s'évader. Le goût de l'interdit lié à l'Art de rue était ce qui l'avait toujours attiré. C'était tenir des bouteilles de peinture tout en se cachant, faire son Art de façon efficace, mais rapide. Toujours être dans l'ombre, et ne jamais se faire prendre. L'interdit. C'était ce qui l'avait amené à s'engager dans cette voie. Alors, sans scrupule, il ré-ajusta le bandana qui couvrait ses voies respiratoires et d'un geste professionnel, il secoua énergiquement les deux bombes qu'il tenait dans ses mains. Un sourire satisfait prit naissance sur ses lèvres fines, et un bleu profond mais clair jaillit sur la surface du bâtiment qu'il avait repéré la semaine précédente. A ce moment, toute sa concentration était focalisée sur ses mouvements qu'il devait faire avec précision, n'ayant pas le droit à l'erreur. Mélanger les deux teintes, les marier l'une avec l'autre. Construire un dessin complexe, dans sa création, et pourtant si simple à regarder une fois terminé. Cette teinture bleue que l'on ne pouvait définir était sa marque de fabrique, la seule qui lui permettait de signer ses œuvres au sein des capitales où il faisait irruption.

Cette teinture était sa création. Il avait passé des années à créer cette couleur dans un atelier que son père lui avait cédé. De petites machines en faisait un peu plus chaque jour. Ce bleu à la fois clair et profond, doux et pourtant poignant était unique. Sa recette que personne n'oserait jamais copier. Harry aimait le risque, c'était une adrénaline qui coulait dans ses veines depuis qu'il y avait goûté. Son corps ne demandait qu'à recommencer, toujours en mettant la barre plus haute, et en ne laissant rien l'en empêcher. Ce bleu signifiait des choses qu'il n'arrivait pas à expliquer. La couleur dégageait tout ce qu'il aimait, et tout ce qu'il détestait. Ses émotions changeantes, comme les vagues de l'océan, ou encore la vivacité d'un regard. C'était la monochromie qui définissait tout ce qu'il n'arrivait pas à exprimer, et sa manière de mettre en scène cet instrument accentuait chacun de ses cris silencieux. Le bleu pour l'eau, synonyme de la ressource vitale. Dans sa philosophie, il n'existait pas de vie calme, lisse, pâle et aussi pure que le blanc. Il lui fallait des différences de teintes, des contrastes, du creux, du profond, des échecs, des réussites... Mais il n'en oubliait pas la notion de l'oubli. A ses yeux, il ne pouvait y avoir pire qu'une mémoire défaillante. Chaque personne détenait la sienne, et son niveau était plus ou moins élevé. Mais ce brun redoutait la perte de mémoire comme Peter Pan pouvait redouter de grandir. Il voulait laisser sa trace, quelque part. Savoir que même s'il n'avait été que de passage, les gens se rappelleraient. L'idée qu'à ce jour il n'était qu'un être misérable parmi tant d'autre, qui ne méritait pas d'entrer dans l'histoire, ou qui n'avait rien changé au monde le brûlait plus fort que la flamme. Il avait compris bien tôt que ce n'était pas les personnes de qui on parlait le plus dans la presse ou dans les bouquins historiques qui étaient susceptible d'avoir tout gagné, mais bien ceux en arrière plan, de qui on ne disait jamais rien.

Avec appréhension, il retira le bandana couvrant sa bouche et ferma les yeux doucement en prenant une profonde inspiration. Il recula de trois pas, laissant l'aérosol tomber de ses doigts et s'écraser au sol, vidée de toute substance liquide. S'essuyant le front, une légère trace de peinture prit place sur son sourcil, mais il ne sentit rien. Un énorme sourire prit naissance alors sur ses lèvres, dévoilant ses dents, et même une de ses deux fossettes. L'animal marin représenté sur cette toile de béton, fait de noir, blanc et bleu, s'extirpant avec grâce de son habitat naturel et imposant sa carrure le laissa sans voix. D'un œil expert, il en analysa chaque recoin, amenant les dernières modifications nécessaires avant de regrouper ses bombes vides pour les ramener à la poubelle présente au bout de la rue plus tard. Il frotta ses mains, et dans un rictus hautain, il complimenta à voix haute son travail en regardant le bâtiment "sali" de sa soif artistique. Il n'avait pas choisit l'Aquarium le plus réputé de cette ville par hasard pour y déposer sa trace. Les chaînes qui emprisonnaient la queue de l'animal alors qu'il prenait son envol signifiait tout ce qu'il considérait de cet espace, qui pour lui n'était rien d'autre qu'utile à l'attractivité populaire et mauvais exemple du pouvoir dévastateur de l'Homme sur la nature.

Sink Into Oblivion.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant