« Mes chers parents, je pars »

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En ce jour de septembre 2009, pour les « au-revoir », nous étions réunis sur la dalle de la maison. En prévision d'un ou de plusieurs étages, mon oncle a fait bâtir un toit en béton armé. Cette dalle avait plusieurs usages : on y séchait la lessive ; on y passait aussi des après-midis détente. De là, on avait vue sur une bonne partie des habitants du quartier et on commérait sur tel ou tel en toute tranquillité. On y refaisait nos vies, le monde. On y cachait nos secrets. On y faisait la fête...Pour l'occasion, ma tante a fait cuisiner du amiwo je n'ai pu avaler que quelques bouchées. Un nœud d'excitation et d'anxiété s'est formé dans mon ventre. Je me souviens que ma mère faisait une tête d'enterrement. Ma tante était réconfortante et mon oncle, comme d'habitude ne laissait rien transparaître. Ma sœur rasait les murs et je m'efforçais de sourire pour me convaincre que tout allait bien se passer. Evidemment. Pour elle, c'était la double peine : je l'abandonnais et en plus elle devait nous faire à manger pour célébrer l'événement : c'est quand même la première fille de la famille, le premier membre de la famille tout court qui tentait l'Europe. Je ne m'y rendais pas en aventurière. J'y allais pour mes études.Ma mère finit par lâcher : quand vais-je te revoir ? Des larmes étranglent sa voix et hachent ses mots. Un sanglot s'échappe qu'elle arrête rapidement du coin de son pagne. Son compagnon la raisonne. J'esquisse un sourire nerveux, en lui répondant « ah ! Tu pleures ? Mais il ne faut pas ! Je prends une voix enjouée, dans un an ou deux, je suis de retour ».Je venais de lui mentir sans sourciller. Je la connaissais bien. Inquiète de nature qu'elle est, si je lui disais que je me rendais en France pour quatre ou cinq ans, peut-être pour une durée indéterminée, elle mourrait d'inquiétude. Ma tante se veut rassurante en ajoutant que ça allait vite passer. Elle avait revêtu son masque de « femme forte ». Il se fissurera à l'aéroport. Mon cousin était encore jeune ou alors il cachait bien son jeu. C'est quand même un mâle, peu importe l'âge, un porteur de couilles ne doit pas montrer sa fébrilité. Ma cousine se liquéfiait à mesure que se rapprochait l'heure. Lorsque je préparais mes valises et me faisait coudre de nombreuses tenues en motif africain, elle m'avait gentiment dit : ça ne sert à rien. Tu ne les porteras pas grande-sœur. Elle tenait ces informations de ses amis partis acquérir le savoir en France. Je ne l'ai pas écouté et c'est elle qui avait raison. Quelques années plus tard, je suis retournée au pays avec ces tenues pour les offrir. Rentrées de France où elles n'avaient pas réussi à s'intégrer, elles ont fini leur vie en chiffon. Mais qui revient de l'Europe fut-ce une étoffe ?Nous mangeâmes sans grand appétit. Ça se voyait. Bientôt, il sera l'heure de rejoindre l'aéroport. Le compagnon de ma mère fait une prière, une longue prière protectrice et pleine d'espoir. Elle était belle mais j'avais peur qu'elle me fasse rater mon vol. A six, nous prenons place dans deux véhicules pour rallier l'aéroport. Ma sœur n'ira pas. Les phares de la voiture l'éclairent, son visage : un déluge, ses yeux, un ciel percé déversant ses trombes d'eaux. L'image me hantera souvent. Il faut dire qu'elle et moi n'avions pas grandi avec l'ensemble de la fratrie, six au total. Nous avions été confiées à notre tante qui vivait à la capitale. Cette pratique était fréquente sur nos terres. Son mari et elle étaient des intellectuels. Avec eux, nous avions plus de chance de réussir nos vies : faire des études, avoir un bon travail, un bon mari... Vivre loin de la misère du « village » c'était une chance. Après un beau diplôme en diplomatie et relations internationales et deux ans de chômage, ce pari pour l'avenir était certainement en passe d'être réussi : Je vais en France. Dans la voiture qui me conduisait à l'aéroport, de nombreuses questions s'entrechoquaient dans mon cerveau et m'empêchaient de converser avec l'entourage immédiat.J'étais excitée, anxieuse, heureuse et en même triste. Mon compagnon de l'époque, celui avec qui nous avions eu et monté ce projet de voyage, s'était vu refuser le Visa par le Consulat. C'était le choc quelques jours auparavant quand il avait récupéré son passeport sans Visa. Sa mère qui nous avait soutenus tout du long était inquiète pour moi. Mais comment allez-vous faire ? Comment pourrait-elle s'en sortir dans un pays qu'elle n'a vu qu'à la télévision ? Son fils se voulait rassurant. Quelques jours avant mon départ, il m'avait laissé une liste de contacts à solliciter en cas de problèmes. Il m'avait également inscrit sur un papier les noms de toutes les institutions qui pouvaient m'aider une fois en France : la CAF, la CPAM, le CROUS, etc. Lui savait toutes ces choses. Ses frères vivaient en France depuis de longues années. J'étais donc triste de devoir faire ce voyage sans lui. Il avait catégoriquement refusé que j'abandonne le projet. Je n'avais même pas l'espoir de le voir à l'aéroport. Il n'était pas le bienvenu dans ma famille. Arrivés à l'aéroport, quelqu'un s'était occupé de mes bagages, je ne sais plus qui. On avait poussé mon chariot jusque devant la porte de « départ ». Ca y est ! C'était l'instant le plus redouté de nous tous, l'heure des véritables « au-revoir ». Nous nous étions serrés dans les bras, plusieurs masques étaient tombés, le mien aussi. Je ne m'y attendais pas, mais il était là, mon petit copain, pour me dire « au-revoir » et me rassurer. J'étais convaincue qu'il me rejoindra. Il était combatif, il n'allait pas abandonner. On me rend le charriot et là je découvre que je ne savais pas le faire avancer. On m'explique la technologie, l'émotion m'empêche de la saisir. Le chariot se penche à gauche, puis à droite. Vaille que vaille, j'arrive dans la salle d'embarquement. Je pèse mes valises ; vingt kilogrammes d'excédent. Je suis contrainte de les ouvrir. Je ne voyais pas ce que je pouvais retirer. Les casseroles ? Les mets béninois préparés avec soin ? Mes peluches ? Jamais sans mes peluches. Mon oncle sert les dents et paie le supplément. Il était là, il a toujours été là. Discret mais veillant au grain. Je redis « au-revoir », et une fois les formalités d'embarquement et douanières remplies, j'offre mon dos à ma famille, à mon petit copain, à un ami animateur radio venu m'honorer. Une nouvelle porte s'ouvrait devant moi : la France. Mais avant de fouler le sol de ce pays de tous les possibles, il fallait passer le cap de la première fois en avion.

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