Il regarde la mer qui s'écrase au pied de la falaise. Depuis tout petit, il aime le bruit des vagues. Un tonnerre liquide. En plus, il fait beau aujourd'hui : le ciel est bleu, la mer aussi ; le soleil brille, la mer aussi ; les oiseaux crient, son cœur aussi. Il crie à l'aide, sauvez-moi ! et ça se traduit par des coups brefs, forts et répétés contre ses côtes. Il s'assied sur le banc dont la peinture s'est évanouie dans l'air iodé. Ça va, il est loin de la rambarde qu'il vient de quitter. Il ne voit plus la mer, il l'entend juste se briser sous lui, mais le son est assourdi par le calcaire de la falaise. C'est quand même étonnant que celle-ci ne soit gardée ni regardée par personne : pas un garde-côte, pas un phare, juste une misérable rambarde en fer écaillé pour retenir les suicidaires. Ça et un panneau défraîchi où on peut à peine lire "danger de chute". Ah, et les fleurs, mais elles ne sont pas un frein institutionnel, plutôt une barrière sentimentale, histoire de montrer au futur suicidé qu'il fera se déplacer quelqu'un chaque année au moins une fois jusqu'ici pour jeter quelques fleurs à la mer, par terre ou pour les accrocher à la rambarde en attendant que le vent les déchire ou les emporte. Elles sont, là, au sol, sèches, observant les nouveaux arrivants de leurs pétales flétris, retentissantes encore du cri du plongeur, de sa dernière prière ou des larmes de sa famille.
Alors il se lève, s'approche de la rambarde à pas feutrés, comme pour ne pas déranger les fleurs ou le vent, comme par respect pour ce sanctuaire et les âmes qu'il contient. Il atteint la rambarde, mais ne se penche pas vers l'eau, il ferme les yeux. Se concentrant sur le chant des vagues, il aspire l'air iodé qui emplit ses poumons, il s'imprègne de la moiteur froide de l'air, il lève la tête vers les nuages et offre sa peau aux embruns. Calme plat, plénitude, son cœur s'apaise, il n'a plus peur. Il se sent bien, il sent que tout va bien, que tout va bientôt s'arranger, il a confiance en l'avenir, en lui, aussi, il est en paix avec lui-même, son passé, son cœur, son avenir, avec le monde entier. Il a pris sa décision : il va sauter.
Il se penche par-dessus la rambarde. Il observe l'écume, tout en bas, pleurs en mousse de l'océan, l'eau miroite, lui envoie le soleil, les embruns, le vent, les vagues se fracassent contre la falaise. Ses mains ne tremblent pas, son cœur s'est presque tû, son regard est fixe, ses sourcils, froncés. Il n'hésite pas, il n'hésite plus, il n'a plus peur. Il va sauter. Il va le faire. Il veut le faire. Il lève un pied. Ultime seconde. Sa jambe posée contre la rambarde, il respire. Il passe finalement son pied par-dessus et le dépose sur l'herbe qui surplombe la mer. Un bout de terre se détache sous son poids et atterri dans l'eau platement. C'est à se demander comment tient la rambarde... Il avance le bout de son pied dans le vide, mais s'agrippe à la rambarde. Le Vide...
Soudain, une guitare retentit, puis une voix, now I've heard there was a secret chord, il relève en un coup la tête, prend son équilibre, that David played, and it pleased the Lord, lâche une main, la plonge dans sa poche et observe l'écran de son téléphone où s'affiche le nom et la tête de son meilleur ami. Il décroche, presque souriant, s'attendant à un flot de paroles désordonné et émotif, entre la peur, le désespoir et la colère, il imaginait déjà son visage, rougi, et ses grandes mains secouant la lettre à l'autre bout du fil. Enfin, si on peut appeler ça une lettre... Juste quelques mots écrits à la va-vite, deux phrases débiles du genre : « J'en peux plus, j'abandonne, je l'aimais trop. Courage à toi, moi je tiens plus... » Le genre de choses qui énervent les meilleurs amis et qui les font téléphoner aux suicidaires, en panique, juste avant leur envol.
Mais la voix qui murmure son prénom n'a rien de paniqué, apeuré, colérique ou désespéré, ni rien de masculin. Il connaît cette voix, et ce n'est pas la voix de son meilleur ami. Elle relance son prénom, un peu plus fort. Je t'ai appelé avec son portable, car si je l'avais fait du mien, tu ne m'aurais pas répondu ; alors réponds moi maintenant, s'il te plaît. Le ressac est l'unique rétorsion qu'il trouve à faire entendre. Bon, écoute, fais pas de conneries, on va d'abord discuter, t'es à la mer ? Encore quelques vagues s'écrasent dans le haut-parleur. Apparemment oui ; tu veux bien me répondre ? Il hoche la tête, se rend compte qu'elle ne peut pas le voir, seulement l'entendre, se racle la gorge et lâche un petit oui, c'est moi. Bon, assieds-toi, loin du bord s'il te plaît, on va s'expliquer. Il repasse sa jambe de l'autre côté de la barrière et se dirige vers le banc. Il ne dit pas un mot, les paroles se bousculent dans sa gorge, pourtant son cœur reste calme. Il va s'asseoir sur le banc, déjà squatté par trois mouettes qui déguerpissent à son arrivée à tire-d'aile. Il soupire. Même les oiseaux ne veulent pas de lui.
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La Fabrique des Cœurs Cassés
Short StoryMon premier ouvrage officiel, cinq nouvelles d'amour triste, écrites pour mes dix-huit ans