Alcool

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C'est ici que tout a commencé. Par la soif. Le froid de fin d'automne l'a détournée de sa promenade. Elle entre dans un café embué, au bar il y a un couple et un jeune homme qui lui lance un regard, comme s'il la reconnaissait. Un vin chaud, un coup d'œil, il est mignon, une gorgée, une cuiller dans la tasse, un toussotement, trois regards, une pression pour le monsieur là-bas dans l'fond, un souffle sur le vin chaud, un regard furtif, un sourire en coin, un aboiement, un verre vide, il se lève, elle sursaute. Ils parlent. Pendant trois heures. Puis ils mangent. Puis parlent à nouveau. Les sourires sont plus insistants, le café moins rempli, le ciel, d'étoiles. Entre les sourires, les rires, entre la poire et la mandarine, le citron, les pupilles brillent, les joues rougissent, plus de sourires, que des rires, des fous rires, les mots glissés dans les oreilles, les mains frôlées, le café ferme, le trottoir tangue, un dernier verre, on va chez moi ? Elle tressaute. S'arrête. Elle ne s'était même pas rendu compte. Soudain, plus rien ne tangue, pendant un instant, puis tout tourne, comme un manège, tiens, la lune est pleine, le monde tourne autour d'elle, puis de lui, de ses yeux, absolument magnifiques. Il sourit, embarrassé, il ne veut pas aller trop vite, t'inquiètes, c'est juste la première fois qu'on me propose ça, ils marchent, elle approche sa main, glisse ses doigts glacés entre les siens, son cœur bat vite, trop vite, les étoiles sont sublimées par l'éclairage public, les papillons enserrent son ventre, il ne dit rien, sourit, rien qu'à lui-même, lui non plus, il n'a jamais proposé ça.

La porte endormie s'ouvre avec un grincement. L'ascenseur s'ouvre, brille dans la pénombre et fonce vers son appartement. Serrure, clin d'œil, révérence exagérée pour lui tenir la porte, elle pouffe. Ensuite elle entre, terrain inconnu, elle observe : le canapé rouge, les coussins blancs, le chat roux, il lui en a parlé, c'est Moustache, pas très original, je sais, les photos aux murs, New-York, Athènes, ses parents, Paris, un lama, Tokyo, un bouton, sa guitare est posée contre le mur. Il enlève sa veste et la débarrasse de la sienne, lui montre l'appartement, elle prend un thé, lui un whisky, ils s'affalent dans le canapé, se regardent, se sourient, le thé fume, il se retrouve sur la table basse, à côté du verre, les yeux plongent l'un dans l'autre, les doigts se mêlent, les lèvres se rapprochent, les cœurs s'unissent, les mots se taisent, les bras se referment. Il ne veut pas aller trop vite, elle non plus, c'est un coup de foudre, toi aussi, tu l'as senti ? Oui, c'est la première fois que ça m'arrive, moi aussi, lampée de thé, j'adore ton parfum, merci, c'est joli chez toi, j'ai décoré tout ça avec ma sœur, ah cool, et sinon, tu disais, t'aimes bien Werber, j'ai jamais été en Australie, faudrait que j'achète du lait, c'est lequel ton préféré ? Franchement, le meilleur, c'est le troisième, et là, il me sort un cran d'arrêt, en même temps tu peux pas contraindre un enfant à manger de la moutarde, c'est complètement ridicule de vouloir se faire tatouer les sourcils, tes yeux sont magnifiques, c'est moi ou les voisins font trop de bruit pour n'être qu'à deux ? Non, c'est toujours comme ça, tu en veux encore ? La crème brûlée de ma mère et les éclairs au chocolat, j'aurais pas dû lui dire qu'il avait tort, et ensuite elle s'est tiré une balle dans la tête, je sais, j'ai lu les quatre, t'as vu le ballet Béjart sur la neuvième de Beethoven ? Et ainsi de suite.

Écoute, prends mon lit, je vais dormir sur le canapé, non mais ça me dérange pas, t'es sûr ? Oui oui, si je te le propose, dit-il dans un sourire. Mais je vais plutôt rentrer chez moi, en plus j'ai pas mes affaires, non mais tu vas pas sortir à cette heure-ci ? Merde, t'as raison, c'est trop tard, ou trop tôt, petit rire, clin d'œil, écoute, je sais qu'on se connaît que depuis quelques heures, mais je te promets que tu peux me faire confiance, ah, mais bien sûr, c'est pas un problème, je veux juste pas te déranger, et puis on a trop bu pour prendre la route, aller, va te changer, moi, je reste ici et demain, je te ramène chez toi. Elle ne veut plus jamais rentrer chez elle.

Elle ne doit pas travailler le lendemain, alors elle passe la journée à préparer ses affaires. Elle ne sait pas dans quoi elle se jette, elle veut juste tester. Elle se lance dans l'amour, ça me fera du bien. Elle l'appelle, il décroche, leur cœur s'arrête quand il entend la voix de l'aimé(e), elle dit viens me chercher à quinze heures, on va chez toi, comment ça ? Je viens vivre avec toi, c'est pas un peu, non t'inquiètes, on va juste se mettre ensemble et si ça marche pas tant pis, nan mais écoute, et si je nous prenais du champagne ? Écoute moi s'il te plaît, ah, ça va, j'en ai encore une bouteille au frigo, dis, tu m'écoutes ? Oui oui, je t'en prie, je crois que tu vas un peu trop vite, comment ça ? Ben, on s'est rencontré hier soir, on a parlé toute la nuit et hop, on est prêts à vivre ensemble ? je ne crois pas que ça marche vraiment comme, ah bon ? on fait quoi alors ? Ben, on pourrait se faire un resto, oh oui, un resto, j'ai un petit italien près de chez, non attends, j'ai une idée, tu viens près de chez moi, comme ça après on va chez moi, très bonne idée, et sinon le boulot ? Ah et j'ai vu le dernier épisode ce matin, non mais tu te rends compte, parler comme ça à son enfant, c'est vrai qu'il a souvent mal au ventre, donc on fait comme ça ? Ok, à ce soir, oui bisous, oh juste une dernière petite chose, oui ? Je t'aime, et il raccroche. Son cœur bat vite, chamade, chevauchée céleste des chatouillis abdominaux, contemplation de sa vie et sourire improbable. Ils s'aiment.

La Fabrique des Cœurs CassésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant