Nuit sans étoiles

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Léa

J'enfilais ma robe à rayures noires. Je suis sûre que si maman était encore là, elle me ferait ma tresse africaine – elle était plutôt douée dans la coiffure – et nous aurions rigolé tout au long de la soirée. Je poussais un soupir. Je voudrais tant remonter le temps, et lui dire que je l'aime, l'enlacer une dernière fois dans mes bras, et rire juste encore une dernière fois. Il faut toujours dire aux gens que l'on les aime, car aujourd'hui est peut-être la dernière occasion de le faire. Il faut toujours profiter au jour le jour car nous pouvons mourir à tout moment. Il faut cesser de se cacher, oser et profiter pour mourir heureux. Voici ma première leçon de vie – parmi tant d'autres – essentielle.

Je gravis les marches une par une quand la sonnette retentit. Je traînais un peu avant d'aller ouvrir ; de toute façon elle aurait aimé que l'on s'amuse. J'ouvris la porte et je vis ma grand-mère ; c'était une très belle femme qui avait conservé son corps svelte – même si elle avait pris quelques kilos – légèrement maquillée et ses cheveux gris courts et ondulés ayant une coupe au carrée mettaient en valeur son doux visage aux grands yeux verts. Son magnifique sourire d'une grand-mère bienveillante illuminait sans cesse son visage. J'aurais finalement préféré qu'elle ne sache rien de tout cela.

– Eh bien ça ne va pas fort ma puce ! s'enquit-elle, soudainement inquiète de mon air aigris.

- Entre.

J'avais prononcé cet ordre d'un ton si glacial que sa bonne humeur s'évanouit aussitôt. Je ne souhaitais pas cela, pardi, mais je ne voulais pas me cacher derrière ce masque. Il est important d'affronter, quoi qu'il arrive, la vérité en face et ne pas s'aider des béquilles ou autres moyens pour essayer de gravir son Everest ; il faut voler de ses propres ailes. Mon père fit éruption dans la pièce ; un lourd silence régnait. Ma grand-mère commençait sérieusement à s'inquiéter.

- Bon, que se passe-t-il ? dit-elle d'une voix chevrotante.

Je jetais un regard désespéré à mon père, qui me rendait le même regard. Es-tu sûr ? voulais-je lui dire avec un simple regard. Il détourna son regard et prit une profonde inspiration :

- Claire est morte dans un accident de voiture. Les pompiers n'ont rien pu faire.

Il prononça ces quelques mots comme d'une manière fatale, d'une voix glaciale, dure, sans pitié, sûre. Il baissa la tête après l'avoir regardé quelques secondes droit dans ses yeux. Le doux visage de ma grand-mère se décomposa aussitôt et devint livide ; elle s'effondra sur le fauteuil. Elle brisa le long silence qui régnait, - à mon goût – un peu trop longtemps.

- C'est... C'est im-... C'est impossible.

- Si seulement.

[...]

Je rompis l'interminable silence qui pesait depuis une bonne dizaine de minutes :

- Maman aurait aimé que l'on s'amuse. Nous ferons une minute de silence pour elle. Elle m'a toujours dit que quoi qu'il arrive, il faut profiter de la vie et franchir les mauvaises impasses et qu'il faut aussi rester fort.

Mon père ainsi que ma grand-mère acquiesçaient. Les gens meurent tous un jour, mais, tant que ces sentiments seront gardés par quelqu'un, elle ne disparaîtra pas. Elle sera toujours à tes côtés car elle sera loin des yeux mais elle restera près du cœur. Peu importe la quantité de sang ou de larmes versés, tout continuera ! Nous avons fait donc une minute de silence, puis nous nous amusions – même si le cœur n'était pas à la fête – et l'alcool ne fût pas absent particulièrement ce soir-là. Nous ne tardions pas à finir cette soi-disant fête, et mon père proposa à ma grand-mère de rester dormir ici, de peur qu'elle aie un accident sur la route à cause de l'alcool. Cette dernière accepta et partit se coucher en s'excusant de nous laisser. Dans le canapé, je restais blottie dans les bras de mon père, mon paradis, mon endroit préféré où se trouvait mon protecteur qui a promis vaillance et amour depuis ma naissance. Je ne tardais pas à m'endormir devant la télévision, toujours au Paradis qui luttait pour me protéger de l'Enfer constant.

Les jours suivants furent abominables ; je ne mangeais quasiment plus, je ne dormais pratiquement plus ; mon sourire s'était noyé dans le sang abondant du corps inerte qui était supposé être ma mère ; je devenais pâle avec d'immenses cernes. Je n'avais plus goût à la vie, je ne voyais plus mes quelques amies que j'avais en dehors de l'école. Mon père n'était plus du tout le même ; il buvait souvent, n'arrivait pas toujours à parler, et ma grand-mère faisait le ménage chez nous de temps en temps quand il n'était pas en état de le faire. Je l'aidais parfois, mais nul mot ne sortait de ma bouche depuis le début de la longue et interminable descente aux enfers, quitte à croire que j'étais devenue muette. Mon père avait posé ses congés à partir du premier sinistre jour, d'un délai de trois semaines. J'espérais qu'il s'en serait remis avant qu'il reprenne son travail. L'école n'était plus aussi chouette qu'avant, les heures étaient interminables, les cours étaient tous aussi ennuyants les uns que les autres et j'avais perdu le goût et la joie d'étudier. Mes notes coulaient aussi vite que le Titanic, ce qui inquiétait fortement mes professeurs. L'un de ces derniers m'envoya alors chez le psy de l'établissement car je ne pouvais plus parler, et je ne répondais même plus à leurs questions. Je n'avais tout simplement plus la force de continuer quoi que ce soit. J'étais physiquement vivante, mentalement perdue et intérieurement morte.

Je franchis le seuil d'une minuscule pièce qui comportait seulement une chaise en face un bureau en bois. Une petite dame habillée d'une veste en jean au chignon parfaitement coiffé qui s'accordait avec ses lunettes m'accueillait. Elle avait un petit côté sévère mais sa voix contredisait cet aspect-là. Elle me fit un signe comme quoi je devais m'asseoir sur la chaise en face d'elle et je m'exécutais aussitôt.

- Je suppose que tu ne me parleras pas.

En guise de réponse, aucun son ne sortit de ma bouche.

- Bien. Dessine donc sur cette feuille ce qui te fait du mal et ce que te rend triste, m'ordonna-t-elle en me donnant une feuille et une boite de feutres.

Après cinq interminables minutes de réflexion, je commençais à dessiner la voiture rouge de papa, puis ma maman par terre avec du sang, ce qui s'ensuivit d'une flèche et je terminais ma sinistre œuvre d'art par une croix et d'une fleur devant en guise de tombe. J'espérais juste qu'elle comprenne. Je voulais de l'aide. A tout prix. Je lui tendis enfin mon tableau signé Picasso et je subodorais, en observant minutieusement ses traits d'expression sur son visage, que le message était bel et bien passé. Elle rompit le lourd silence qui régnait dans la pièce et déclara :

- Il faut être forte dans les mauvais moments de la vie. Ta maman serait très fière de toi si tu continues à te battre seule contre les mauvaises impasses. Cela voudra dire que tu es forte.

Les séances s'enchaînèrent. J'arrivais à parler à peine. C'était déjà un début. Mais après de nombreux jours à méditer sur les paroles et les conseils du psy, je me dis qu'en rester là ne servirait à rien. Plus exactement, c'était ma mamie qui me l'avait dit. Espérons que papa avance dans la même optique, pour qu'il lâche sa nouvelle maîtresse qui le rend ivre d'elle à forte dose, c'est-à-dire l'alcool. 

Il faut franchir les mauvaises impasses. La vie est constituée d'obstacles ; il faut savoir et apprendre à les franchir. Un chapitre de plus est un progrès sur le long chemin qui s'appelle la vie. Tout n'est pas tout rose ; il faut être forte, savoir encaisser et avancer. Si tu tombes, tu apprendras à te relever. Si tu ne tombes pas, tu ne sauras pas comment te relever. Si tu fais des erreurs, tu t'en serviras de leçon. Bienvenue sur Terre.




Sombre rêveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant