Le banc d'en face

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"J'accepte la grande aventure d'être moi." - Simone de Beauvoir.

Mardi

Saylor est une fille aux cheveux bleus. Bleus nuit. Bleus noir. Bleus de son passé où s'échappaient les nombreuses cigarettes qu'elle avait vues s'éteindre sous le ciel sans soleil où luisait ce bleu-là. La fumée, son odeur, la douleur. Tout restait tapi dans l'obscurité de ce bleu ombré.

Béatrice est une fille aux cheveux rouges. Rouges cerise. Rouges noir. Rouges de son coeur qui avait tant saigné, traversant l'Atlantique en caressant de ses doigts fins la naissance d'un sentiment rouge sang. Le regret, son battement intense, la souffrance. Tout était bien là, caché derrière sa tête, sous un rideau de rouge rubis.

Et Amélia. Amélia est une fille aux cheveux noirs. Juste noirs. Trop noirs pour y discerner quoi que ce soit.

Alors Saylor s'assoit encore sur ce banc.

Béatrice s'installe pour toujours à ses côtés

Et elles regardent sans voir les lampadaires illuminant artificiellement les bâtiments.

Alors Amélia se glisse à jamais sur le banc d'en face.

Celui aux couleurs plus aigries. Celui aux douleurs plus aiguës. Celui à la longue vie décédée.

Et elle aussi.

Elle regarde sans voir les lampadaires illuminant légèrement ses cheveux sans qu'un reflet ne puisse s'y loger.

Puis Amélia pleure.

Elle pleure souvent, Amélia.

Lorsqu'elle croit ne plus avoir de larmes, elle pleure encore.

Ses larmes ne dévalent jamais ses joues ; elles s'arrêtent au milieu, déjà fatiguées par le long trajet semé d'embûches qu'elles doivent parcourir pour que tout s'arrête enfin.

Pour qu'elles se dissipent doucement vers le ciel parsemé de jolies lumières bouleversantes.

Pour qu'on les rattrape.

Saylor le sait, elle.

Que les larmes d'Amélia sont rattrapées par le temps. Comme ce vieux banc sans âme, perdant son corps par delà la pluie et par delà le vent.

Il pleut sur les joues d'Amélia. Il vente dans son coeur.

Et Saylor le voit, elle.

Mais il est trop tard pour voir davantage.

Car arrive cinq heures, et Béatrice s'en va.

Arrive sept heures, et Amélia s'envole.

Arrive neuf heures, et Saylor s'endort, bercée par les cigales et bercée par ce banc qui porte la mort.

Saylor, elle est rassurée.

Car elle se dit qu'elle, elle va vivre encore.

Et Saylor rit sans bruit, les yeux fermés.

Car on ne lui a pas appris à rire.

Mais peu importe.

Le plus loin possible des cauchemars, la fille aux cheveux bleus rejoint la nuit, souhaitant la paix à son âme égoïste.

A demain, hier.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant