chapitre trois.

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L’on sait que Adorno et Horkheimer situent Ulysse à l’origine de l’histoire de la raison ; la rencontre d’Ulysse et des sirènes nous raconte selon eux le début de la soumission de la nature. Après le passage d’Ulysse, le charme des sirènes est neutralisé ; elles qui étaient l’incarnation même de la poésie, du chant, deviennent objets du récit, de l’art. Mais on peut voir dans cette lutte à mort entre Ulysse et les sirènes, je le disais, le début d’une autre conception de la poésie et de l’art. Ce sont deux conceptions du chant qui s’opposent ici. Le chant des sirènes, aussi beau soit-il, ne « traite (que) de lui-même »3.Ou peut-être est-il si beau parce qu’il ne traite que de lui-même ? C’est en tout cas ce qu’affirme Todorov : « La parole la plus belle est celle qui se parle »4.On le sait : beauté, mort et narcissisme sont souvent associés et incarnés dans des personnages féminins ou féminisés. Le chant d’Ulysse est orienté sur la ligne du temps, il a un objectif : obtenir de l’aide des Phéaciens ; il a un but : le retour. Celui des sirènes, au contraire, n’a d’autre but que de mettre fin à l’action. Signe annonciateur : le vent tombe à l’approche de l’île des sirènes. Leur chant enlise/s’enlise dans la contemplation infinie du passé, de la matière à l’abandon, de la mort. On a ainsi, d’un côté, le chant naturel, informe, expression du désœuvrement réflexif, narcissique, celui des sirènes ; de l’autre, celui qui est mis en forme, sans jamais perdre de vue son but, expression de la maîtrise, celui d’Ulysse. L’un répond aux exigences de la « raison instrumentale », pour reprendre l’expression des philosophes de l’école de Francfort; l’autre est résolument incantatoire, magique, lyrique. Peut-être est-ce là le début d’une opposition entre genre épique et genre lyrique. En tout cas, l’opposition existe moins entre poésie et vie qu’entre un certain type ou genre de poésie et un certain type ou genre de vie. Elle s’incarne de plus, ne l’oublions pas, dans l’opposition des sexes – ou genres. Le « beau sexe », ici, est plus que jamais associé à la « nature ». Le beau sexe relève de la nature, et donc l’art, le chant, le beau qu’il incarne aussi. C’est peut-être là la raison essentielle de l’exclusion (ou de la mort) prétendument nécessaire des sirènes : elles incarnent la nature comme source de beauté ou la beauté liée au sensible, au corps et à sa contingence, à l’expression immédiate et intérieure de la vie. L’exclusion des sirènes relève d’un choix esthétique, voire du choix d’une esthétique. « Si l’on s’arrête à la seule beauté corporelle et sensible, on prend le risque de se perdre dans le domaine de la contingence et l’on oublie les réalités authentiques », note Platon dans Le Banquet.

~le chant des sirène~ Où les histoires vivent. Découvrez maintenant