Les heures, que dis-je, les jours qui ont suivis mon escapade furent un calvaire. Je suis donc rentré de la fameuse fontaine vers vingt-et-une heures du soir. Il faut dire que j'avais encore trainé là-bas une vingtaine de minutes après le départ du fameux violoniste aux doigts d'or. J'étais resté là, assis sur le petit muret en pierre qui retenait ces flots mouvementés. J'avais contemplé, dans le reflet de l'eau, le soleil qui se couchait lentement à l'ouest de la ville.
Quand je me suis rendu compte de l'heure, il faisait noir et j'avais encore la ville entière à traverser pour rentrer chez moi. Je t'avoue que là, malgré mes foutues godasses qui me torturaient les pieds, je n'ai plus trouvé qu'une solution. Courir aussi vite que possible. Le dernier bus passait dans une dizaine de minutes devant mon école. Et c'était la seule ligne que je connaissais qui pouvait me reconduire à la maison. J'ai slalomé entre piétons, poubelles de rue, lampadaires et voitures me klaxonnant à cause de ma traverse imprudente de la rue. Et dire que je ne me suis même pas retourné pour m'excuser à tous ces gens que j'ai heurté par maladresse et à tous ces conducteurs à qui j'ai du filer une de ces frousses. Je t'avoue m'en être mordu les doigts en y repensant, mais je me dis que ces gens ont probablement oublié mon existence les jours suivants, après avoir raconté leur petite mésaventure ce jour-là à enfants et conjoints, pestant contre la jeunesse qui se croit tout permis. Oui, j'ai probablement fait bouillir leur tête pour quelques temps, mais rien de long. À l'heure qu'il est aujourd'hui, je suis persuadé qu'ils ne s'en souviennent plus, tant des incidents similaires ont du leur arriver depuis le temps.
J'ai donc fini par attraper le bus. De justesse. Vraiment. Je suis monté dedans, ai adressé quelques politesses au chauffeur qui m'a répondu par un léger "bonjour" entre deux bâillements. Suite à quoi il a pris une gorgée de café qui ne fumait plus depuis belle lurette. Je me suis dirigé vers le fond du bus et me suis aléatoirement assis à une des nombreuses places libres. C'était une expérience nouvelle que d'avoir un large choix d'endroits où s'asseoir. Ce bus, qui d'ordinaire était bourré à craquer, était, à cette heure-là, aussi vide que notre frigo le jeudi, juste avant les courses hebdomadaires du vendredi. Et, ainsi dépeuplé, il ne ressemblait plus du tout à mon bus. Ça m'avait tellement frappé qu'à mi-chemin, j'avais commencé à réellement me demander si je ne m'étais pas trompé de ligne. Ce bus qui d'habitude était si bruyant, envahi d'élèves sauvages, bourré d'énergie et qui sautaient dans tous les sens à mes côtés alors que je n'avais qu'une envie, dormir, était là calme, silencieux. Je n'ai reçu aucun sac dans la figure, aucun fessier envahissant, personne n'est venu me supplier de partager un bout de mon sandwich avec lui, prétendant qu'on menait une belle amitié alors que c'était la première fois que je voyais ce visage de toute ma courte existence. Non, ce jour-là j'ai été tranquille durant tout le trajet. J'entendais le bruit des pneus qui accéléraient sur le macadam. C'était une sensation agréable. Apaisante. Je me suis senti bien, là aussi. Serein. Libre.
Mon arrêt a fini par montrer le bout de son nez. Je me suis donc précipité vers le bouton stop et le chauffeur a appuyé sur un bouton pour m'ouvrir les portes arrières. Je lui ai adressé un signe d'au revoir et je n'ai pas attendu pour voir s'il me l'a retourné ou pas. Dès que j'ai posé un pied sur le trottoir, un élan de conscience m'a frappé de plein fouet. J'ai levé les yeux vers le bout de la rue. J'ai alors allumé mon téléphone qui était resté éteint toute la journée. Mon code PIN inséré, un flot de messages et d'appels manqués qui se disputaient une place dans mes notifications s'est levé. Il défilait si rapidement que mes yeux n'avaient pas le temps de lire le nom de la personne qui m'avait contactée. J'ai eu l'impression que tout mon répertoire menait une révolte et manifestait dans les entrailles de mon portable. Après cinq minutes, le flot s'est calmé. Mais je savais que la tempête m'attendait encore. Je l'ai compris lorsque j'ai intercepté un des milliers de messages que j'avais reçu. "T'es où?"
Je te promets qu'à cet instant, j'ai hésité à courir après le bus, à remonter dedans à m'enfuir loin d'ici. Mais je me suis repris et je me suis trainé vers la maison sans répondre aux messages. La vérité c'est que je cherchais une excuse, une explication à mon absence exagérée. Surtout que ce n'était pas du tout mon genre de m'enfuir ainsi et de ne pas répondre aux appels.
J'ai monté les marches devant chez moi en me mordant l'intérieur de la bouche. J'ai baissé la tête et j'ai sonné après avoir hésité quelques minutes supplémentaires devant le pas de la porte. Lorsque j'ai posé mon doigt sur la sonnette, on m'a ouvert brusquement. J'ai cligné des yeux face à la tête surprise de Maman. Puis, j'ai vu le rouge lui monter aux oreilles et j'ai compris que les heures qui allaient suivre ne seraient pas une partie de plaisir.
En effet. J'ai dû me coltiner toutes les corvées de la maison pour deux bonnes semaines et faire la vaisselle tous les jours, seul, pendant un bon mois. Mais ce n'est pas ce qui m'aura le plus marqué cette nuit-là.
Alors que ses oreilles tournaient à la couleur pivoine, je me suis avancé vers elle et j'ai pris Maman dans mes bras. Je lui ai murmuré que j'étais désolé en la serrant contre moi et elle a fondu en larmes sur mon épaule. Je m'en voulais soudainement d'avoir causé autant de soucis auprès d'elle.
J'ai vu mon père derrière et il s'est avancé vers nous. Il a poussé un long soupir.
- Je savais que tu finirais par cesser d'être sage un jour. a-t-il juste dit en secouant la tête.
Et dans sa grimace mécontente, j'ai décelé l'ombre d'un sourire sur au coin de ses lèvres. Alors, je me suis noyé en excuses.
- Tu sais que tu vas regretter ça, pas vrai? il a ajouté.
- Oui. j'ai menti.
Mais ce qu'ils n'ont jamais su, c'est que non, je ne regrettais rien. Et même après m'être explosé les muscles en ayant pris soin de la maison entière, je ne le regrettais toujours pas.
Je n'ai jamais regretté mon escapade. Elle fut courte, mais Hym, j'en ai beaucoup appris.
Non seulement que la vie des autres était, certes, intéressante à regarder, mais que maintenant je devais me concentrer sur le mienne car c'était celle qui comptait.
Tu peux passer ton temps à observer ce que les autres font, tous les exploits qu'ils accomplissent, ce qu'ils obtiennent de la vie, toutes les joies qui traversent leur existence. Si ça peut, comme moi, t'aider à faire le vide dans ta tête, c'est magnifique à faire. Mais n'oublie pas que toi-même tu as ton histoire à écrire. Ta propre vie à vivre.
Alors pourquoi passer son temps à regarder le film de l'existence d'un autre lorsqu'on peut tenter d'être acteur de son propre long-métrage?
J'ai compris ce jour-là, que c'était sublime de voir les gens autour de soit vivre pleinement. Mais qu'une fois cela fait, c'était à moi de commencer à vivre aussi. Parce que j'en ai le droit. Et une part de ma vie était composé de Papa et Maman. Et c'est lorsque j'ai vu qu'ils m'avaient attendu, bleus d'inquiétude, toute la soirée jusqu'à mon retour que j'ai compris que ma vie, je la partageais avec d'autre. Et que ces personnes étaient là pour m'aider à écrire mon histoire. Qu'ils en étaient même des personnages inclus.
Alors j'ai souri. À Papa, puis à Maman lorsqu'elle s'est écartée de moi, les joues trempées et les yeux aussi rouges que l'était le bout de ses oreilles quelques minutes auparavant.
Ce livre, Hym, on va l'écrire ensemble. Le livre de notre histoire, de notre vie.
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nageons à contre-courant
Short StoryTu sais, si tu ne vis plus, je vais vivre à ta place. Je vivrais pour deux. Pour que même mort, tu puisses toujours vivre, quelque part. En moi, tu vivras toujours. Dans mon cœur. Je le partagerai en deux. Une part pour moi, une part pour toi. Tu n'...