chapitre premier

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Le vieux Siméon arrosait les géraniums sur le rebord de sa fenêtre. Quelques gouttes tombèrent sur mon épaule alors que je le saluais en vain depuis la porte du vétuste immeuble. Le gardien de la bâtisse était sourd et semblait aussi décrépît que la demeure elle-même. Au-dessus de l'entrée était gravée dans la pierre l'année de construction : 1668. Le clavier du digicode était partiellement maculé de traces de doigts gras et de résidus de peinture. Les chiffres « 1 », « 6 » et « 8 » complétaient l'indice laissé au-dessus du minuscule perron. Je me demandais parfois pourquoi le propriétaire avait pris soin d'installer ce dispositif moderne, puisque tout jouait contre le secret du code.

Je composai le sésame et attendis la fin du grésillement électronique qui m'autorisait à pénétrer dans la demeure. Sitôt la porte refermée derrière moi, je redécouvris avec le même sentiment qu'à mon habitude, l'insolence du couloir. Des boîtes aux lettres peintes de couleurs vives – aujourd'hui délavées – aux affiches de cinéma désuètes et punaisées entre les bibelots d'avant-guerre, le moindre détail esthétique ramenait l'esprit à un hier indéfinissable, loin de la marche forcée vers le modernisme que les urbanistes tentaient d'insuffler au quartier depuis des décennies. Ici, résidaient les souvenirs d'un autre temps, sous une fine pellicule de poussière et une odeur étrange de boiseries mal entretenues.

Au bout de l'étroit couloir mal éclairé par l'unique fenêtre donnant sur « la cour intérieure » – nom très pompeux donné à une jungle de broussailles, de mobilier de jardin rouillé et de pommiers retournés à l'état sauvage – je dépassai un guéridon bancal jonché de petites porcelaines qui toutes représentaient des races de chiens différentes, et qui marquait le passage vers l'escalier, comme une balise à l'attention des rares visiteurs et des fantômes égarés dans ce pandémonium sans âge.

Chaque palier abritait deux ou trois appartements de tailles variées, selon la distribution des espaces qui avait été remodelée au fil des siècles. Au premier étage, l'antre de Siméon et deux minuscules studios pour étudiants sans le sou. Au deuxième, deux ateliers d'artistes, où cohabitaient un musicien et un sculpteur, lesquels se haïssaient d'une amitié cordiale, chacun pestant contre les bruits de l'autre, au moment où ils étaient en pleine inspiration créatrice. Fort heureusement, tout s'arrangeait le soir venu, quand les deux voisins se retrouvaient souvent pour confronter leurs visions de la vie autour de bouteilles de vin bon marché. Un soir sur deux, presque tous les habitants de l'immeuble se retrouvaient dans l'un ou l'autre de ces ateliers pour profiter de la paix retrouvée et boire et chanter jusqu'à l'aube.

Au troisième étage, deux autres appartements avaient été récemment rénovés et proposés à des couples encore trop jeunes pour avoir enfanté une progéniture, qui de toute manière n'aurait sans doute pas pu survivre dans l'hygiène très relative des parties communes.

Étienne habitait bien évidement sous les combles, où un autre atelier d'artiste avait été aménagé au début du siècle dernier. Cet espace au plafond bas avait vu défiler quelques locataires, pour certains passés depuis à la postérité.

Cette après-midi-là, je venais de revenir en ville après une absence de plusieurs semaines dans les îles Canaries, où j'avais été invité à participer à une sorte de symposium autour des littératures fantastiques du XIXème siècle. J'en avais ramené de nombreuses références inédites, que j'avais hâte de partager avec mon ami, tant je connaissais son goût pour la matière.

Étienne ne m'ouvrit pas tout de suite. Je n'entendis ses pas sur le plancher grinçant qu'au bout de plusieurs minutes au moment précis où je m'étais finalement décidé à quitter son seuil, persuadé de son absence.

Le Roi en JauneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant