I. CONTACT (2/4)

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Lundi 13 mars, 9:05 - Lycée Espérance

Quarante minutes avaient été nécessaires pour nous mettre d'accord sur l'ensemble des sujets à aborder dans la prochaine édition du journal de l'école. La réunion s'était plutôt bien déroulée malgré les quelques protestations et nombreux soupires appuyés de Félix.

J'entrai dans la salle 5 pour assister à mon premier cours de la journée, il s'agissait d'un cours optionnel de journalisme. Je gratifiai d'un sourire le rédacteur professionnel chargé de nos cours cette semaine. Martin Kirt devait s'approcher de la trentaine ; il était grand et plutôt mince. Ses traits étaient particulièrement tirés et indiquaient qu'il devait probablement manquer de sommeil - une beauté particulière se dégageait néanmoins de son visage. L'homme travaillait pour NEWS, l'un des journaux les plus lus du pays. Autant dire qu'aucun élève ne manquait à l'appel ce matin. Je m'installai à mon bureau et sortis mon petit ordinateur portable afin de pouvoir prendre des notes pendant l'intervention du journaliste. Rachel, déjà assise à ma droite, me donna un rapide coup de coude pour attirer mon attention.

« Il est pas mal. Tu crois qu'il m'obtiendrait un poste chez NEWS en échange de quelques faveurs sexuelles ? »

Je pouffai de rire devant sa remarque obscène. Elle était comme ça, Rachel : jamais dans la demi-mesure, toujours une réflexion amusante dans la bouche. Je l'appréciais même si nous n'étions pas particulièrement proches, elle était cependant une bonne copine.

« Je croyais que c'était la presse audio-visuelle que tu visais ?

- Hm... »

Elle dévisageait l'homme devant elle et mordillait son stylo de manière suggestive au moment où il se pliait en deux pour récupérer des documents à l'intérieur de sa besace posée à terre, nous offrant ainsi une jolie vue sur son postérieur. Elle reprit :

« Je pourrais même faire le ménage chez eux si ça me permettait de voir ce petit cul tous les jours. »

Nouveaux rires. L'homme disposa ses dossiers sur le bureau devant lui avec minutie. Il avait tout l'air d'être quelqu'un de particulièrement méticuleux au regard de ses manières, ses réflexes et même son style vestimentaire. Rien ne semblait avoir été laissé au hasard. Il s'éclaircit la gorge - en prenant soin de placer son poing fermé devant sa bouche - puis le cours débuta.

« Je suis Martin Kirt et, comme vous le savez probablement déjà, je travaille actuellement pour NEWS. Néanmoins, cette semaine je me consacrerai exclusivement à vous. »

Je me retournai vers Rachel pour l'observer sourire, l'air satisfaite.

« L'heure des choix d'orientation est arrivée. Si ma rédaction m'envoie à vous cette semaine, ce n'est pas uniquement pour vous instruire mais également pour vous évaluer. »

Il prit une pause comme pour accentuer l'aspect dramatique de son discours. Si son objectif était d'accaparer notre attention, il avait réussi son coup avec brio tant toute la classe était suspendue à ses lèvres, attendant la suite de sa déclaration. Il prit tout de même un certain temps avant de reprendre la parole. Il avait l'air d'apprécier cette situation, son petit sourire en disait long.

« Vous n'êtes pas sans savoir qu'un stage parmi nous serait un tremplin des plus avantageux. Mieux, cela pourrait même permettre aux plus modestes d'entre vous d'obtenir une bourse pour l'une des meilleures écoles de journalisme du pays. C'est pourquoi je choisirai à la fin de cette semaine l'élève qui m'aura le plus impressionné... et donc celui qui décrochera un stage d'été chez NEWS. »

Instantanément, une dizaine de mains se levèrent. Leurs yeux étaient écarquillés, leurs souffles courts : ils semblaient comme fous. De mon côté, j'étais paralysé par cette montée d'émotion pendant que les questions et les réponses fusaient de toute part. Je rêvais d'intégrer une école reconnue de journalisme mais le prix pour un tel privilège était beaucoup trop élevé pour ma famille. J'avais bien pensé à faire une demande de bourse sans trop y croire tant les demandes étaient nombreuses et les boursiers rares. Il ne fallait donc pas que je rate cette opportunité si je voulais que mon idéal devienne réalité. L'exercice ne se présentait pas comme des plus aisés au regard de mes concurrents qui semblaient des plus déterminés. Je sentis l'angoisse grandir et je me mis à tapoter du pied pour évacuer le malaise qui me gagnait. J'avais besoin d'une cigarette, peu importait l'heure matinale à ce moment là, je devais sortir de cette salle pour fumer. Je palpai donc ma veste à l'endroit de ma poche gauche pour y sentir une forme rectangulaire réconfortante puis levai la main mais sans attendre l'autorisation du journaliste pour formuler ma requête.

« Excusez-moi ! Je dois absolument aller aux toilettes. J'ai dû abuser du thé ce matin ! »

Martin Kirt me regarda l'air étonné et j'entendis quelques élèves pouffer de rire suite à ma prise de parole - j'aurais peut-être pu trouver une autre excuse ou du moins être plus abstrait. Felix, assis en face de moi, se retourna pour me lancer un regard noir à travers ses lunettes rondes. Je venais involontairement de lui couper la parole. Décidément, nous ne serions jamais amis tous les deux.

« Allez-y, vous avez cinq minutes. »

Cinq minutes ? Ni plus ni moins le temps qu'il me fallait pour fumer une clope. Je me levai en sentant tous les regards de l'assistance me transpercer. Je retins instinctivement ma respiration pour ne la reprendre qu'une fois seul, dans le couloir, un réflexe que j'avais adopté tout jeune et qui me permettait de traverser des situations désagréables sans montrer la moindre émotion - enfin, l'espérais-je. Une fois dans la salle de rédaction où je me trouvais encore une heure auparavant, je me mis à ouvrir toutes les fenêtres pour enfin allumer mon poison. Je tirai ma première latte, le goût âcre se rependit dans ma bouche et fit cesser les tremblements de ma jambe presque instantanément. Je pris une seconde bouffée de tabac et fermai les yeux tout en laissant la fumée caresser mon visage. Il n'y avait aucun bruit autour de moi, le parking au-delà des fenêtres était désert, de même pour le couloir derrière la porte de la pièce. Le temps était comme figé et cela fit se propager en moi un sentiment d'apaisement bienvenu - à moins que ce ne fussent les effets de la nicotine. J'espérais que personne ne vînt interrompre ce moment.

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