Chapitre 2

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Les Klaxons de voitures et motos réveillèrent Carlos de son sommeil. Il empocha la carte de visite et fila tout droit vers Ganhi où l'attendait Mister D.  Contrairement à ses habitudes, il se gardait de raconter à son ami ce qu'il venait de vivre. Il n'avait d'ailleurs pas sorti la carte de visite de sa poche. Il se contentait d'en vérifier la présence dans son jean cintré. Il préférait ne pas la mettre dans sa sacoche. S'il se la faisait voler, il ne saurait jamais ce que lui réservait la dame du 4*4.
Comme d'habitude avec Mister D, ils passèrent toute leur soirée à écumer les bars branchés en ce mercredi soir. Contrairement à son ami, Carlos ne résistait pas à l'alcool et comme tant d'autres soirs, c'était encore Mister D. qui le ramenait à domicile. Il avait même pris l'habitude de ne pas prendre sa moto car il ramenait très souvent Carlos avec la sienne.
Dix heures du matin. Carlos se réveillait en catastrophe, tiré de son sommeil par l'image de l'imposante Mama. Il tâta son jean à la recherche de SA carte de visite. Rien. Il n'avait plus de pantalon. Il était en slip. Il fit voler les tas d'habits qui jonchaient le sol de sa chambre mais ne retrouva pas le jean qu'il portait la veille. Il ne savait pas encore ce qu'il allait faire de la carte mais ne voulait surtout pas la perdre. On ne sait jamais. Puis raisonnait dans sa tête à plusieurs reprises:  " appelle-moi et tu ne seras pas déçu! "
Il courait à gauche, à droite, se mettait dans un état second.
- Maman, Maman, Maman, hurlait-il de rage.
La mère apparut imperturbable, c'était son fils, elle le connaissait bien: il avait tout le temps des excès de colère, ça n'impressionnait plus personne, à commencer par sa mère
- qu'est ce qu'il y a encore?
- mon jean. Il est où le jean que j'ai porté hier?
La maman lui indiquait l'objet étendu sur le séchoir.
- que fait mon jean sur la corde à sécher? questionnait-il en bondissant sur l'objet. Le pantalon était mouillé.
- Qui a lavé mon jean? Criait- il en commençant par le fouiller. Il Mit la main dans la première poche. Rien. Dans la deuxième. Rien. Il commençait sérieusement par péter les plombs.
- je vous ai interdit plusieurs fois dans cette maison de toucher à mes affaires.
Il continuait de fouiller les autres poches.
- tu as vomi dans ton jeans. Quand on ne sait pas boire, on s'abstient. lui lançait sa mère depuis sa chambre.
Il n'avait guère envie de lui répondre. Pourvu qu'il trouve cette carte. Au détour d'une minuscule poche, il sentait un petit objet en papier cartonné. Il s'immobilisa, puis la tirait doucement de l'étroite poche. Dans un élan de lucidité la veille, dans le deuxième bar, il l'avait glissée dans cette poche pour ne définitivement pas la perdre. Elle était encore un peu mouillée mais elle était bien là SA carte. Il se calma sur le champ et rentra précipitamment dans sa chambre, son sésame à la main. Pas de temps à perdre à présent, il fallait savoir qui était cette femme. 
Il resta encore immobile quelques secondes, le regard dans le vide, la carte tendue d'une main devant lui :

Mme Marie-Anne AGBADJOUMON
Opératrice économique
92949698
Lot 48 Quartier JAK

Marie-Anne Agbadjoumon ou Mme Agbadjoumon était l'une de ces femmes  avec lesquelles il fallait être ami mais surtout pas ennemi. Elle détruirait une vie entière en un coup de fil. Elle aurait fait fortune dans la vente le cosmétique. Sa société avait l'exclusivité absolue sur tout produit cosmétique importé sur le marché béninois. Elle n'avait aucun mari connu mais deux garçons qu'elle envoya très tôt étudier aux États Unis. Ils ne revenaient que rarement au Bénin. C'était elle qui allait les voir tous les trimestres au moins. L'un devait avoir vingt un ans et l'autre dix huit.
La maison de Mme Agbadjoumon - l'une de ses nombreuses maisons toutes situées sur les côtes béninoises de l'océan atlantique- grouillaient de monde mais aucun n'était de sa famille. Elle se débrouillait pour les maintenir à l'écart de sa fortune. Elle allait les trouver avant qu'ils ne viennent lui égrainer le chapelet de leurs besoins.
Mme Agbadjoumon avait investi dans son village. Elle avait fait construire une école, gratuite pour les filles et à coût très réduit pour les garçons. 
- L'éducation devait être accessible à tous, martelait-elle.
Elle était la présidente d'honneur de bon nombre d'associations de défense des droits des enfants et des filles en particulier. Elle se donnait souvent en exemple. Fille de parents très modestes, son père avait fait le pari d'envoyer tous ses enfants à l'école, les filles y compris. Elle lui était profondément reconnaissante. Lorsqu'il mourut il y a quatre ans, elle lui avait offert des obsèques dignes d'une personnalité publique.
Marie-Anne avait également fait construire un dispensaire et implanté dans sa commune un groupement de micro-finance. Elle n'en faisait pas un business. Tous les prêts étaient à taux zéro et aucun client n'avait jamais été poursuivi pour impayés. Il y en avait bon nombre pourtant. Elle donnait ainsi aux femmes et aux jeunes, la chance de faire un petit commerce ou d'installer un modeste atelier.
A ses amis intimes elle disait souvent:
- Vous voulez vivre en paix? Maintenez la pauvreté à bonne distance de vous.
C'était Frédéric, son secrétaire personnel et homme de confiance qui s'occupait de tout ce qui relevait de la charité et des affaires privées de Madame. Frédéric consacrait toute sa vie à sa patronne. C'était un homme dévoué. Il l'accompagnait presque partout, portait son sac à main et ses nombreux téléphones quand elle avait envie d'avoir les mains libres. Il avait une famille mais ne voyait que très rarement sa femme et ses trois enfants qui pourtant habitaient non loin de la résidence principale de Mme Agbajoumon. Il n'avait droit à une vraie journée de repos qu'une à deux fois par mois. Pas plus. Ses enfants plus que son épouse s'en plaignaient en vain. Si on voulait que papa continue à faire rentrer de l'argent au foyer, il fallait accepter le sacrifice.
Mme Agbadjoumon avait une vrai brigade domestique. Quatre femmes de ménage, deux cuisiniers, deux chauffeurs, deux hommes à tout faire et Frédéric.
Inutile de rajouter qu'elle était autoritaire et s'emportait très vite dès qu'elle appelait sans réponse dans la seconde. Hormis ses besoins intimes et personnels, elle se faisait tout faire, de son repas au port et retrait de ses chaussures. Avec sa corpulence forte, elle en avait bien besoin. On ne pouvait rien lui refuser. Elle pouvait réveiller n'importe qui à n'importe quelle heure et demander n'importe quoi, il fallait s'exécuter sans rechigner. Elle était fortunée et pouvait tout se permettre. Elle détenait la vie de ses employés entre ses mains. Il suffisait qu'elle en vire un pour mettre en difficulté toute une famille. Elle le savait et n'avait pas honte d'en jouer. Elle aimait entendre les supplications de ses employés surtout les hommes lorsqu'elle menaçait de les virer.
- Hé! Madame, pardon. Pardon! Je vous promets que ça ne se reproduira plus.
D'ailleurs, elle en ait déjà renvoyés plus d'un. Elle était peut être riche mais faisait attention à toutes ses choses et ne supportait pas le vol. Celui qui commettait un tel forfait n'avait pas droit à aucune autre chance. Madame aimait la bonne bouffe et Thomas le chef cuisinier savait lui faire plaisir. Ce soir, elle dégusterait bien un bon amiwo accompagnée de sa viande de porc braisée. Elle affectionnait particulièrement les morceaux les plus gras. Mme Agbadjoumon était loin des clichés de beauté occidentaux qui petit à petit se glissaient dans nos mœurs. Elle ne faisait aucun régime, sauf quand les médecins américains lors de ses contrôles de santé lui prédisaient un risque d'AVC. Elle prenait de nombreuses bonnes résolutions qu'elle oubliait vite de retour au Bénin.

Elle portait la première la bouchée du amiwo tout chaud près des lèvres quand Frédéric courut vers elle, le téléphone privé qui sonnait depuis deux secondes à la main. Elle décrochait systématiquement tous les appels reçus sur ce portable. Tous ces hommes de main le savaient et le lui apportaient quel que soit le lieu elle se trouvait et ce qu'elle faisait.

Carlos s'apprêtait à raccrocher au bout de la cinquième sonnerie quand une douce voix lui répondit enfin.

Carlos Où les histoires vivent. Découvrez maintenant