Part.3

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J'ai Jim à mes trousses qui broie ses chevilles contre les pédales défoncées de son vieux vélo, les cheveux tirés vers l'arrière.
Je crois que ma chaîne va se coincer d'une minute à l'autre, alors je me laisse glisser dans le premier champ à ma droite.
Les roues affrontent les bosses sans aucun soucis et ma selle rebondit, me projetant en avant, et c'est sûr, je vais tomber.
Le vélo ne roule pas droit et slalome entre les épis de blés jaunis. Il tangue dangereusement et promet de m'éjecter d'une minute à l'autre, mais je me délecte du danger, je n'ai pas peur et l'adrénaline bout dans mon sang.
Jim est presque à mon niveau alors je monte en danseuse sur ma selle, et je me dresse le plus haut possible, les genoux qui fléchissent, et l'horizon et le ciel foncent à vive allure devant mes yeux avides de sensations, les éblouissent. Et je ne vois plus, je suis aveugle, tout est flou, c'est déroutant et ça me projette en l'air.
J'ai l'impression qu'ils vont m'heurter violemment la tête, qu'ils sont réels et que je vais me prendre leur poing en plein dans la gueule, Mais rien ne m'arrête plus, la vitesse est en bloc dans mes veines et je fonce à vive allure quoi qu'il puisse arriver.
Jim a beau hurler qu'il me rattrapera, je sais qu'il n'y arrivera pas.
Je suis plus rapide que n'importe qui aujourd'hui et il le sait. À cette allure je rattraperai le soleil et tout les astres de la Voie lactée, c'est promis...
La chaîne du vélo se bloque et j'ai perdu, la gueule écrasée dans la terre séchée par le soleil brûlant, tout mon équilibre. Mais ça n'est pas grave, j'ai les lèvres pressées contre ma joue terreuse et je ris du mieux que je peux, les yeux rivés sur Jim qui se viande par terre aussi maladroitement que moi.

Je traîne difficilement mon vélo derrière moi. Le soleil se couche derrière nous, laissant le ciel orange et parsemé de jaune. Je suis bien las de ces journées interminables, de mes articulations qui me font mal et de mon éternelle mélancolie qui ricoche sur les parois étroites, douloureuses de mon cœur.
Les jours sont un tel mauvais médicament à faire passer. Ils ont tous un goût âcre et m'écœurent, me laissant la gorge en feu et des larmes translucides aux bord de mes yeux rougis.
Tout ici est terne, à force de consommation plus rien n'a d'intérêt, pâle et vidé de sens. Je me sens comme le plus misérable des atomes, perdu ici entre les milliards d'autres, et j'ai envie de tomber ici à genoux, de me rouler par terre et d'hurler à quel point ce monde est mal fait, à quel point je veux pas de ça moi, à quel point je suis désespéré de cette vie trop longue et sans aucun sens.
J'ai perdu le sentiment que j'avais à l'instant sur mon vélo. À croire que mon ange gardien l'a retiré de mon corps, l'a laissé filé le long de ses grandes ailes qui ne m'enveloppent jamais, me laissant toujours frigorifié et insatisfait.
Comment voulez vous ressentir de la satisfaction? Ici sur Terre, je ne vois que du sombre, les couleurs ont disparues de ma sensibilité visuelle et c'est insupportable.
C'est un long film en noir et blanc qui s'étire et je me sens si fatigué que je pourrais lâcher mon vélo, m'étendre ici en plein soleil et sûrement mourir.
Mais c'est comme tout, la mélancolie s'éteindra elle aussi, alors je continue de traîner mon vélo en prétendant que tout va bien. Ses pneus heurtent les pierres tranchantes sans jamais se crever, et je me dis que c'est semblable à tout ça.
Je ne peux pas mourir au soleil maintenant, tant que je n'ai pas trouvé la pierre qui voudra vraiment me crever.
Et comme mes métaphores sont de plus en plus pétées, je m'allume ma clope du soir en haussant les épaules et renonçant devant toute carrière de potentiel écrivain.

Je traverse les rues mal éclairées de mon quartier, les pieds décorés de mes lacets défaits, et le yeux droits vers le ciel.
Il va bientôt faire nuit, la lune est apparue dans le ciel bleu fade et est masquée de nuages brumeux qui tourbillonnent autour d'elle. Ils la rendent inaccessible, cette lune changeante et impossible à saisir.
Sur le port, les gens marchent d'un pas plus ou moins pressé, les touristes se fraient difficilement un passage entre les vendeurs de poisson frais et les musiciens qui grattent nerveusement leurs cordes de guitare.
Les mouettes crient leur chant ignoble pour les accompagner, et je remonte sur mon vélo, les mains pressées sur le guidon.
J'ai du mal à revenir à la réalité et mes yeux ont du mal à se focaliser sur quelque chose de précis. Et j'ai l'habitude, c'est tout le temps comme ça ici.
Je met mes écouteurs au volume maximal. J'ai perdu toute mon audition avec le temps et même à ce stade là le son me paraît faible, mais ça ne fait aucune importance, je finirai simplement sourd. Sincèrement, de quoi peut-on rêver de mieux?
Je me met à pédaler du mieux que je peux, oubliant mes courbatures et mes bleus de la soirée d'hier soir, le visage toujours levé vers le ciel maintenant bien moins beau que tout à l'heure.
Mon tee shirt blanc est plein de terre. je me suis coupé la main en tombant dans le champ quand ma stupide chaîne a déraillé.  Je me frotte accidentellement la main contre ma joue, et la douleur aiguë me fait grimacer.
Je trouve que tout est bizarre. Ce soir, est tout les jours.
J'aimerai dessiner mon monde, moi aussi, comme l'a fait Dieu. Ces nuages et ces arbres, qui a décidé de leur forme, de leur hauteur? Ça serait bien si on pouvait, nous aussi, dessiner notre paradis à notre image et l'adapter à nos envies.
Et je suis quasiment sûr que dans le mien, le monde serait comme aujourd'hui.
Un jour d'été qui s'étire au maximum, avec un ciel bleu à la lumière qui faiblit et moi, à vélo sur une route un peu bancale au goudron abîmé.
Oui, ça serait ça mon monde.
Quelque chose de fait à mon image, comme les humains pour Dieu. Un grand ensemble de couleurs un peu fades et délavées. Un brin usé.
Mais joli dans le fond, et heureux si on le regarde du bon angle et du bon œil.
Je tourne dans une ruelle et je me dis qu'au fond, ici, c'est presque pareil.

VioletOù les histoires vivent. Découvrez maintenant