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— Je peux savoir ce que vous faites là toutes les deux ?

Alice se sentait menacée. Elle était surprise de ma présence, mais je ne le ressentis quasiment pas. Elle était énervée au point de ne pas chercher mon regard en guise de soutien. J'espérais à ce moment qu'elle savait parfaitement que j'étais de son côté. Elle était mon amante.

— Vous êtes pitoyable, murmura Alice pour compléter la tirade dont je n'avais entendu que les brefs sons en grimpant dans la cage d'escalier.

— Fred ? J'peux t'parler ? m'adressa soudainement Léa, ignorant parfaitement Alice, dans un air très calme, trop calme, tout à fait suspect.

— Je te rappelle qu'on avait rendez-vous tout à l'heure. Et t'es pas venue.

Ma juge osa me regarder... pour me dévisager. Son regard traduisait un « je croyais que vous en aviez fini elle et toi ? » J'inclinai ma tête pour lui assurer que tout se passerait bien : je savais quels sentiments j'éprouvais et à l'égard de qui.

— Je pouvais pas, j'étais venue prendre mes affaires ici.

— Léa, j'veux qu'tu t'en ailles.

— Je lâcherai pas, tu m'entends ? J'tolère pas que t'agisses de cette façon avec moi. C'est pas comme ça qu'on traite une femme. Et tu diras à ta juge que moi, au moins, j'ai pas joué l'enfant pendant dix ans. Parce que moi, je sais que j't'aime.

Ce bouleversement imprévu me laissa coi. La brune s'en alla dans un coup de vent. Je devinais qu'elle me fixerait un autre rendez-vous un autre jour, à un autre moment, un moment où elle tenterait de me faire un petit lavage de cerveau pour que je la récupère, et parce que ses arguments valaient. J'étais bien placé pour le savoir. Je claquai la porte et me sentis dépaysé. Ça n'était plus chez moi. Dans cet appartement, les seuls bons moments passés avec une femme étaient les seuls passés avec Léa. Ici, j'avais repoussé Alice, j'avais tenté la distance, j'avais souffert la distance qu'on s'était bêtement imposée par orgueil et jalousie.

Je daignai lui accorder un coup d'œil. Elle était désemparée. Je la vis s'assoir sur mon canapé, coudes appuyés sur les genoux et mains couvrant le bas de son visage tiraillé par l'indécision et le mal-être. Des larmes affluaient sur ses joues. Des larmes qui me firent prendre conscience de sa peine.

— Alice...

Elle me fixa, toujours avec ses yeux mouillés. Elle était étonnamment silencieuse. Que venait-elle de vivre ? Je compris que j'avais loupé une grande part de leur discussion féminine et haute en couleurs... Peut-être avait-elle eu droit à d'horribles remontrances ? Sans pouvoir m'expliquer cet état que je ne lui connaissais que dans les moments les plus ardus, je m'approchai.

— Qu'est-ce qu'il y a ? C'est ce que Léa t'a dit qui te met dans cet état-là ? supposai-je rapidement, fou de ne pas savoir interpréter cette femme qui était mienne et dont j'étais épris. Tu doutes de moi, c'est ça ? T'as peur que je sois convaincu ? Alice, aide-moi là... Ce sont ses arguments qui t'ont fait du mal ?

Elle hocha doucement la tête en prenant un clinex pour essuyer ses yeux.

— Pourquoi ? m'entêtai-je.

Elle me fit comprendre l'évidence par les yeux avant de compléter par les mots.

— Parce qu'ils sont légitimes ! finit-elle par dire en se levant et en portant sa main à son front. Elle a raison de réagir comme ça, je ne peux pas l'en empêcher... C'est nous qui avons merdé Fred !

Elle respira un peu. Pas assez selon moi. J'eus aimé qu'elle se calme. Son cœur en pâtissait, et nous avions besoin de stabilité pour le foyer chaleureux que nous voulions représenter.

Je fis quelques pas en sa direction, et fus interpelé par une cicatrice sur sa main.

— Alice, elle a levé la main sur toi ?

— Mais non, dit-elle en se dégageant de mon emprise. Non, me rassura encore ma juge, sachant que je me représentais cette altercation comme un combat à main nues. Elle a été odieuse, odieuse de sincérité... Je n'ai pas su où me mettre... Je n'ai réagi que quand elle m'a insultée, parce que ça, elle n'avait pas le droit...

Elle se tourna complètement vers moi et d'un air désespéré, m'assena le coup fatal.

— Tu vois, je n'aurais jamais cru dire ça un jour... Mais les conditions de notre mariage ne sont pas celles que j'avais espérées.

Alice Nevers baissa la tête. Je tentai de me représenter la Alice Nevers d'autrefois, celle qui levait haut le menton pour se faire valoir, haussait le ton pour se faire entendre ; la Alice Nevers qui tenait bon face à l'horizon et se débrouillait toujours, jusqu'à y laisser parfois son plumage, pour arriver à bon port.

— T'as peut-être raison, concédai-je en me surprenant moi-même. C'est vrai, on aurait pu respecter les traditions, faire comme tout le monde. Il se trouve qu'on n'est pas tout le monde, parce que personne n'est tout le monde. Je suis prêt à parier qu'aucun mariage qui s'est déroulé dans ce monde n'a été ni parfait, ni aussi bon qu'espéré. Et moi qui n'espérais rien, j'peux t'dire que j'ai été comblé ! J'voulais pas un grand truc, j'te voyais même porter pas une aussi belle robe pour la cérémonie. Puis t'as tout pris en main, t'as donné sa valeur à l'événement, t'as fait de cette journée notre journée, notre petit miracle. J'suis d'accord, on n'a pas vraiment respecté les règles, et...

Ma femme était émue, mais elle savait que mes belles paroles ne couvraient qu'une réalité plus pessimiste. Elle me coupa la parole en se faisant plus froide, plus sérieuse qu'elle n'avait pu l'être ces derniers temps. Alors quoi ? Une ex avait raison de notre histoire, une fois de plus ? J'étais maudit, maudit pour ma connerie d'antan. Celle de collectionner. Pulsion mortelle...

— Tu l'as larguée par téléphone. Vous avez passé du temps ensemble, elle t'a récupéré alors que je t'avais piteusement laissé, c'est comme si je t'avais légué à elle... Elle a sûrement du supporter tes humeurs moroses à cause de moi et mes problèmes et ma relation avec Chahine...

— Léa n'a pas tous les droits pour autant ! Surtout pas celui de nous empêcher d'être heureux !

— Elle mérite le respect, elle aussi ! La loi est la même pour tout le monde, surtout la loi morale ! C'est ce que m'a appris mon métier, Fred !

— Alors quoi ? On la laisse nous séparer ? On m'écrit une double vie ? Une sentimentale avec elle et une de père de famille avec toi ? J'refuse d'être acteur d'un truc pareil.

— Vous allez vous expliquer, et tu vas tout lui dire avec sincérité. Tu vas te faire pardonner, m'imposa-t-elle avec insistance.

— Pardonner ? Mais de quoi ?

— De... de m'aimer. En quelque sorte.

Trouble-moiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant