Chapitre 1

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Je sens la roulotte s'arrêter brusquement. Tant et si bien que je tombe à la renverse contre les deux matelas que mon père a disposé contre le mur droit de notre carriole ce matin. Heureusement qu'ils sont là, sinon j'aurais eu une bonne bosse sur le front et sûrement d'autres ailleurs.

Je me relève, rajuste ma robe et mon tablier, et ouvre le tissu qui me sépare du siège-conducteur où se trouve mon père, Martin.

- Que se passe-t-il ? je demande, intriguée.

- Il faudrait poser cette question à ceux qui sont devant ! grommelle-t-il.

En effet, la roulotte qui précède la nôtre s'est aussi figée. J'entends des insultes fuser. Adrien, le conducteur de l'autre roulotte, s'énerve facilement et, visiblement, cette halte qui n'était pas programmée lui déplaît.

J'adresse un sourire à mon père et replace le rideau correctement en retournant dans l'habitacle réconfortant de notre petite maison.

De nombreuses choses sont tombées pêle-mêle sur le sol à cause de ce freinage trop brusque et les tiroirs de la commode se sont ouverts. Je les referme et ramasse un tableau qui a été peint il y a de nombreuses années par ma mère aujourd'hui morte.

Je fixe l'image d'un désert aride et de quelques fennecs courant au loin. Je me rappelle qu'elle était la femme la plus nerveuse que j'ai jamais rencontrée, mais que ce côté de sa personne disparaissait dès qu'elle tenait un pinceau entre ses mains. Elle devenait si belle, si fascinante lorsqu'une expression concentrée s'affichait sur son visage... Elle aimait me raconter des histoires concernant sa famille et celle de mon père et elle n'hésitait pas une seconde à me punir lorsque je commettais une erreur à ses yeux, contrairement à mon père. Depuis que ma mère a disparu, il me choit parce que je suis devenue tout ce qu'il lui reste et qu'il a peur de me perdre. Parfois il me réveille en faisant des cauchemars, la nuit, et dans ces moments-là j'ai l'impression d'être plus vieille que lui, d'être l'adulte de la maigre famille que nous formons.

La caravane repart alors que je n'ai quasiment rien ramassé. Je range la peinture dans l'un des tiroirs de la commode parce qu'elle tombe à chaque fois qu'on s'arrête et que j'en ai assez de devoir la raccrocher à son clou. Et aussi parce que je ne veux pas qu'elle s'abîme.

Je m'empare de plusieurs chiffons qui se sont totalement dépliés dans leur chute et je soupire. Je n'aime pas habiter dans cette roulotte, mais elle est la seule chose j'ai connue depuis la mort de ma mère. La poussière des chemins me fait tousser et les cahots des roues contre les cailloux me donnent quelquefois la nausée. C'est mon père qui a voulu quitter la maison de notre petit village de montagne parce que tout là-bas lui rappelait trop ma mère. Je me dis régulièrement qu'il est trop sensible.

Notre maison roulante s'arrête encore. Cette fois-ci, ça commence à me paraître anormal. Je prends peur et j'ouvre à nouveau le rideau. Et je vois une colonne de cavaliers noirs qui s'approche à grand vitesse. Je sais qui ils sont. Je sais également que c'en est fini de nous tous. Et je sais encore que mon père a été idiot de quitter notre maisonnette des montagnes. Jamais les sorciers ne seraient venus jusque là-bas.

Les gens tentent de s'enfuir en hurlant. Les cavaliers tuent les vieillards. Je sors de la roulotte et m'assois à côté de mon père. À quoi bon courir ? Ils ont des chevaux et nous pas le temps pour détacher les nôtres et essayer de leur échapper. Alors j'attends qu'ils nous atteignent. Qu'ils nous lient les pieds et les poings. Qu'ils nous chargent sur leurs chevaux et qu'ils tuent ceux dont ils ne veulent pas. Je ne m'en fais pas pour mon père. Il est robuste. Il fera un excellent sacrifice, je le sais. Ils ne le tueront pas. Pas tout de suite.

Les dieux du sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant