Chapitre un.

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- Debout la marmotte !

La voix de mon ami me réveille en sursaut. Battant difficilement des paupières, les yeux encore alourdis par le sommeil, je le regarde. Sourire aux lèvres, le visage penché au dessus du mien, son corps flotte à quelques centimètres de l'endroit où je me suis endormie. Cette fois, je me suis assoupie au dessus de la chute d'eau et je dois élever la voix pour qu'il m'entende au dessus du clapotis incessant.

- J'ai fait un rêve horrible. Mon jour de Passage était arrivé, et les résultats de l'algorithme n'étaient pas bons. Mon autorisation de naissance était...

- Refusée? Ouais, je fais ce genre de rêves aussi, répond-il.

Son regard compatissant et compréhensif se charge de taquinerie et j'ai à peine le temps de m'y préparer qu'il me lance :

- Mais dans ton cas.. c'est sans doûte vrai ! Il s'esclaffe quand il voit ma mine outrée. " Tu es la plus vieille d'entre nous, tu vas finir par être périmée avant que ton jour de passage n'arrive ! "

Je sais bien qu'il plaisante. Aucun de nous n'a d'âge. Mais il est tout de même exact que j'étais là avant lui et avant bon nombre de nos amis. Sans le savoir, il vient de toucher ma corde sensible. J'ai peur qu'il y ait un problème avec mon algorithme.

- Fais pas cette tête, ma fleur ! Tu sais bien que je te taquine non ?

Je souris à ce surnom. Ma fleur. Aucun de nous n'a de prénom, bien sûr, nous ne sommes pas encore nés. Mais la première fois que nous nous sommes rencontrés lui et moi, j'essayais de m'assoir sur une des grosses fleurs qui bordent l'allée centrale de PraeVia, sans comprendre que, sans corps solide, on ne s'assied pas. Il avait beau être tout neuf, et moi un peu moins, il avait compris lui, et m'a expliqué. Il ne m'a plus jamais lâchée depuis.

Il flotte à mes côtés sans plus rien dire et je l'observe attentivement.
Sa silhouette transparente est plus longue que la mienne, et ses yeux ont une couleur claire pas tout à fait définie. Sa forme est floue, et l'on voit le fantôme de cheveux en bataille flotter autour de sa tête. Pour reprendre les mots que Fran a utilisés pour m'expliquer les choses lorsque je suis arrivée, nous sommes les "ombres éphémères" de ce que nos corps humains seront à l'apogée de leur existence. Quand notre croissance sera terminée, que notre intellect sera développé, nous serons les personnes que nous sommes actuellement, mais à l'état solide et visible. Excepté que nous ne nous ne souviendrons plus. Ça, c'est dans le cas où nous serons autorisés à naître, bien entendu. Dans le cas contraire, nous serons annulés. Comme si nous n'avions jamais existé.
En attendant, nous vivons ici, à PraeVia.

Croisant le regard de mon ami, je tourne la tête et admire le paysage. Comment pourrai-je oublier pareil spectacle ? Du haut de l'immense chute d'eau, l'endroit est magnifique. Des fleurs de toutes les couleurs, aussi grosses que nous, bordent une allée de galets bleutés qui mènent à une étendue d'herbe épaisse et moelleuse, qui s'étire jusque bien trop loin pour que mon regard n'en voit le bout.
Des arcs-en-ciel se courbent au dessus de nos têtes en permanence, et l'eau est d'un bleu cristallin. Un rêve éveillé pour nous, créatures d'entre deux mondes, ni tout à fait réelles ni tout à fait irréelles.

- Tu viens te promener avec moi ? demande mon pot de colle ambulant.

- Tu sais que je ne peux rien te refuser, lui réponds-je sincèrement.

Nous survolons l'épais tapis herbeux en contrebas quand il demande :

- Donne moi un nom.

- Pardon ?

- Donne moi un nom, s'il te plaît.

- Tu auras un nom quand tu naîtras.

- Allez, ma fleur... Je t'ai donné un nom moi !

- Ma fleur ce n'est pas un nom !

- Et bien donne moi un surnom dans ce cas. Même si ça ne dure que jusqu'à notre jour de Passage, j'aimerai en avoir un. J'aimerai que tu m'appelles. Ne pas être juste une silhouette sans identité à tes yeux.

- Tu es mon ami...

- S'il te plaît, ma fleur.

Je baisse le regard vers le sol. Nous ne devrions pas faire ça. Quel en est l'intérêt alors que nous pouvons être convoqués dans quelques jours ? Que nous naissions ou soyons annulés, il ne restera plus aucun souvenir de ces surnoms de toute manière...

Puis je me rappelle ce sentiment d'exister quand il m'a surnommée ma fleur. Savoir que j'étais quelqu'un à part entière, et que lorsqu'il disait ce surnom il parlait bien de moi, et non de quelqu'un d'autre. Je peux lui donner cela. Je peux accéder à sa requête, et le rendre heureux jusqu'à ce que nous nous oublions.

- Ok.. dis-je finalement.

Son visage s'éclaire d'un sourire magnifique, qui illumine mon humeur instantanément. C'est son effet sur moi, ça l'a toujours été. Il me réchauffe et m'éclaire, moi la fleur sombre qui a constamment peur de ne jamais éclore. C'est mon soleil.

- Soleil ? fait-il lorsque je le lui dis. "Ça me plaît beaucoup. Merci."

Je constate dans ses yeux gais le bonheur du cadeau simple que je viens de lui offrir. Et cela me contente au-delà de ce que j'aurai cru.

Soleil et moi passons les premières heures du matin ensemble, nous satisfaisant réciproquement de la conversation de l'autre, tantôt près de l'eau, tantôt à l'ombre des grands saules pleureurs qui bordent la rivière. Nous nous plaisons à imaginer quelles seront nos vies respectives "là bas".
Je lui confie que je l'imagine chaleureux et paisible, les cheveux et les yeux clairs, avec toujours le mot pour rire. Peut-être sera-t-il de ceux dont le métier est de soigner les autres, il serait très doué pour cela.

Il m'avoue m'imaginer petite, et caractérielle. D'après lui, je serai sûrement de ceux qui enseignent aux autres, ou de ceux qui dirigent. Je ne suis pas tout à fait d'accord, mais le jeu m'amuse alors je ne dis rien. Il décrit mon futur moi comme ayant les yeux de la couleur de la terre et les cheveux de la couleur du coeur des flammes.

- A force d'être restée trop près de toi, j'imagine. Tu es le soleil après tout, murmuré-je.

Lorsque nous nous endormons au dessus de notre arbre favori, en début d'après-midi, la brise caressant nos corps vaporeux, nous sommes loin de nous imaginer que le soleil peut s'éteindre et la fleur se faner.

A.D.N Où les histoires vivent. Découvrez maintenant