Chapitre 29

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Ma housse de surf chargée sur le dos, je traverse la rue pour rentrer chez moi. Je n'ai plus de jambes. Je suis mort. Lessivé d'être resté douze heures à affronter l'océan aujourd'hui. Je marche dans les pas de Paulo et Max avec qui j'ai passé une bonne journée, heureux de la complicité qui est en train de s'accroître entre nous avec l'âge.

— Pourquoi la porte d'entrée est-elle ouverte ? nous questionne Max en posant son surf contre le mur.

Paulo fait de même. Moi, je pose le mien au milieu du jardinet qui devance la maison. Nous nous précipitons tous les trois à l'intérieur. Sophie et Marion sont assises sur notre canapé. Elles ont des têtes d'enterrement. Je comprends rapidement que quelque chose est arrivé. Une angoisse monte en moi. J'ai envie de demander ce qu'il se passe mais rien ne sort. Je commence à trembler en pensant à mon père. C'est obligé que ce soit lui. Putain de merde, qu'est-ce qu'il a déconné... J'ai envie de vomir.

Quand elles se rendent compte de notre présence, Marion et Sophie se lèvent en même temps du canapé. Elles ont l'air complètement perdues.

— Qu'est-ce que vous foutez là ? interroge Paulo calmement.

Il ne semble pas réaliser que quelque chose de terrible s'est forcément produit. Il arbore presque son sourire séducteur en regardant Sophie. J'observe Marion se tordre les mains et se mordre les lèvres, mon cœur s'arrête.

— Il est où, papa ? demande Max en tendant sa joue à Sophie pour lui dire bonjour.

Il embrasse également Marion. Je suis tétanisé. Max se tourne vers moi et je lis dans son regard la même certitude : on est dans la merde et c'est grave ! Il passe sa main dans ses cheveux collés par le sel et s'appuie contre la table du salon quand Sophie se décide enfin à parler.

— Il est dans sa chambre avec mes parents !

— Non, mais il se passe quoi ? s'inquiète soudainement Paulo qui réalise enfin que Sophie n'est pas là pour lui.

— Ça va maintenant ! Mais il a eu un...

Sophie marque un temps d'arrêt pour chercher ses mots. Elle se tourne vers Marion pour lui demander de l'aide. Celle-ci se racle la gorge et dit :

— Un malaise...

À coup sûr, il était bourré. Voilà, ce qu'il y a. Il est vingt heures passées. Cet abruti a dû se retourner la tête, comme chaque fois que quelque chose lui remémore ma mère. Le retour du fusil a dû réactiver sa peine. Il boit souvent à perdre la raison, pour oublier, puis il gueule, hurle, en veut à la terre entière. Parfois, il tape, casse tout ce qui croise son chemin puis il s'effondre et chiale comme une madeleine.

Aucun de nous ne fait de commentaire. Paulo me sort de mes réflexions en me bousculant pour se diriger vers l'escalier. J'entends la porte de sa chambre claquer. Les yeux de Max se posent sur moi, nous nous interrogeons mutuellement du regard. Nous ne savons pas comment réagir.

L'inquiétude prend le dessus. Je choisis de constater par moi-même. Je monte quatre à quatre les marches en pierre. Je prie de tout mon cœur pour que ce ne soit pas trop grave. Je ne peux pas le perdre, lui aussi... Il est comme il est, mais il n'a pas été tout le temps comme ça.

Max me suit silencieusement. Nous avançons dans le long couloir noir qui mène à la chambre parentale. Je reconnais les voix douces et apaisantes des parents de Marion. Fidèles depuis le drame, ils sont présents auprès de leur ami.

— Tu peux pas continuer comme ça, Philippe ! Pense aux garçons ! souffle Hélène.

— On ne te juge pas ! continue Jean-Michel. Tu le sais ! On est là en tant qu'amis. On est plus que tes voisins. On a connu Nathalie. On a vu tes fils grandir. On est tellement touchés par ce qui vous arrive... Si je perdais Hélène, je ne sais pas comment je réagirai. Alors quand on connait les circonstances et les faits, on ne peut qu'être émus !

Max et moi écoutons derrière la porte entrebâillée. Mon père ne prononce pas un mot. Les volets de la chambre sont fermés. Seule une petite lampe allumée tamise la pièce.

— Je sais que nous ne pouvons rien faire pour panser les plaies et contenir ton chagrin. Mais nous sommes présents ! Tout le village est avec vous !

— Exactement ! Tu ne peux pas te détruire maintenant. Ça va finir mal ! Ça aurait pu être tellement grave aujourd'hui ! Il n'y a que toi de blessé... Tu fais n'importe quoi ces derniers temps ! Tu bois, tu conduis, tu n'as plus de permis... Putain, merde ! Philippe, t'es pas un bandit ! Ta famille a toujours été honnête. T'es un bosseur. Tes parents étaient des gens vaillants !

Je passe ma tête dans l'encadrement de la porte. Max pose sa main sur mon épaule pour m'empêcher d'intervenir.

— Laisse-les, chuchote-t-il.

Mais je veux voir mon père. Je retiens un sanglot. J'ai besoin de lui. Les parents de Marion sont debout autour du lit. Je ne le vois pas.

— Papa ? j'interroge malgré le bras de Max qui me serre un peu plus fort.

Les parents de Marion s'écartent enfin. Je respire en croisant son regard. Il est là, vivant, étendu sur ses couvertures. Le silence s'impose. Je découvre que son bras gauche est bandé. Il est donc bien blessé. Bon, il s'en remettra. Il en a vu d'autres. Maintenant, Max me pousse dans la pièce. Il veut constater de ses propres yeux l'état du vieux.

— Votre père a eu un accident. Je lui ai recousu le bras, mais plus de peur que de mal... nous rassure le père de Marion.

Mon père baisse les yeux, honteux. Il a dû décuver. À cet instant, je lui en veux. Je lui en veux tellement de ne plus être celui qu'il était et de ne pas être celui qu'il devrait être. Pourtant je suis soulagé qu'il soit juste là. Juste là avec tous ses défauts et sa peine. Sa peine aussi profonde que la mienne. Cette peine qui nous ronge un peu plus jour après jour...

SPEED (Terminé) Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant