Deux

5.1K 570 154
                                    

Olivia

Mes Converse jaunes piétinent le trottoir tandis que je m'avance dans la rue qui mène à chez moi. Mais, comme chaque jour après mes cours, mes pieds ne prennent pas la direction de ma maison, mais bien de celle en face. Un vieil homme se tient sur la véranda, fumant la pipe à la façon Gandalf et se balançant sereinement sur sa chaise. À ma vue, il regarde sa montre et ses sourcils se dressent.

5 heures? s'étonne Albert. La chocolaterie? La bibliothèque?

Ni l'un, ni l'autre. Le magasin de musique! m'exclamé-je en souriant.

Je m'assois sur la chaise voisine, qui auparavant m'a attiré tellement de curiosité. Je l'ai beaucoup espionné, les premiers jours où j'ai emménagé dans ce quartier, il y a quelques mois de cela. Je voyais la chaise de gauche toujours occupée par ce curieux vieillard, mais jamais je n'ai vu le propriétaire de la chaise de droite. Je me demandais sans cesse pourquoi l'avoir installé là, s'il vit pourtant seul (mon encéphale a souvent l'habitude de chercher des explications à des questions banales et sans intérêt). Un jour, ma curiosité l'a emporté. Je revenais de l'école et, comme toujours, il se tenait sur sa véranda, une pipe dans la main. Une tristesse indéchiffrable l'animait. Il semblait si seul. Je me suis approchée et la première chose que je lui dis fut : «Je n'ai jamais vu personne assis là. Ces chaises venaient en pair au IKEA, ou quoi?» et il répondit après sa bouffée : «C'est pour que les fillettes trop fouineuses se posent des questions.» Je me suis assise sur la chaise abandonnée et j'ai eu une soudaine envie de me confier à lui. Je lui ai parlé de mon amie Caroline qui ne mangeait presque plus pour plaire à son petit ami, de ma mère qui m'a sermonné lorsque j'ai commencé à jouer de la batterie car selon elle, «cet instrument ne met pas en valeur mes attraits féminins», de mon père dont son existence est contrôlée par de simples bouts de papier qu'on appelle argent... Une heure plus tard, Albert connaissait presque ma vie entière. Quand j'ai eu fini, je lui ai demandé si je l'ennuyais avec mes problèmes. Il m'a répondu que non, peut-être par politesse, mais je sentais qu'il était heureux d'avoir de la compagnie et, de mon côté, je n'ai pas souvent l'occasion de me confier à quelqu'un. Avec mes parents, je n'ai jamais été vraiment à l'aise de parler de sujets personnels, car quand je le faisais, j'ai toujours eu l'impression de les déranger. Mes amis, tant qu'à eux, semblent toujours avoir des problèmes plus importants que les miens: Caroline qui se fait laisser par Fred, Sandrine qui est fâchée contre Justine car elle a acheté la même robe qu'elle, Caroline qui est fâchée contre Sandrine car elle a parlé à Fred, Fred qui veut reprendre avec Caroline... Lorsque je leur parle de ma mère qui porte des propos sexistes, ce n'est certainement pas assez intéressant pour eux. Bref, après avoir détaillé ma vie à Albert, je lui ai demandé de me parler de lui, histoire de détourner la conversation de ma propre personne. Il ne m'a pas dit grand-chose, seulement qu'il était psychologue avant de prendre sa retraite. C'est peut-être pour cette raison que je me suis si facilement confiée à lui. Il m'a aussi révélé qu'il aimait mieux écouter que parler, car, quand on parle, on ne fait que répéter ce qu'on sait déjà, mais si on écoute, on risque d'apprendre quelque chose de nouveau. Cela m'a fait réfléchir.

— Tu parles du Trente-Trois Tours? demande Albert, l'air un peu surpris.

— Tu connais ce magasin?

— Ce n'est pas parce que je suis vieux et que je ne sors presque jamais que je ne connais pas ma ville, ma chère Olivia.

La première fois que j'aie discuté avec Albert, ma mère m'a fait la moral lorsque je suis rentrée, me rappelant qu'il est dangereux de parler aux étrangers. Je crois que ma mère ignore complètement que j'ai 17 ans. Je lui ai répliqué que même nos meilleurs amis étaient des étrangers avant qu'on ne leur parle pour la première fois. Et c'est ce qui est arrivé avec Albert: même si une soixantaine d'années nous séparent, il est devenu mon humain favori. Pas un jour passe sans que j'aille occuper la chaise de droite, à croire que c'est moi qui étais destinée à être son propriétaire. Il m'a confié plus tard que c'était en fait celle de sa femme, décédée quelques semaines avant mon déménagement, d'où venait probablement la tristesse que j'avais senti en lui à plusieurs reprises.

Adolescents FluorescentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant