Henry
«Poème #72. 15:31
Je rêve de voir les couleurs,
Mais ce n'est que rêver en couleursOn dit que bleu est le ciel,
Que jaune est le miel.
On dit que turquoise est la mer,
Et que le feuillage des arbres est vert.
On dit que la nuit tous les chats sont gris,
Mais pour moi le jour aussi.
On dit que la vie est en rose,
Mais «on» exclue la personne qui cause.»— Henry Dubois, mon cours est si impertinent?
La voix forte de M. Robert me fait lâcher mon crayon en sursaut, tandis que tous les regards se tournent vers moi. Ça y est, le garçon-fantôme devient le garçon-qui-apparaît-pour-la-première-fois.
— Pas du tout, Monsieur.
Et c'est la vérité. Le cours de littérature est le seul qui ait la capacité à me garder bien éveillé. J'avoue que mon attention n'était pas à son niveau maximal pendant les dernières minutes, où M. Robert faisait l'analyse de Soir d'hiver de Émile Nelligan, mais il ne me croirait pas si je lui disais que je connais ce poème par cœur. Du début («Ah ! comme la neige a neigé !») au dernier vers, cet écrit n'a aucun secret pour moi. Les poèmes sont tout comme les paroles des chansons; ils restent gravés dans ma mémoire et je les fais rejouer dans ma tête comme un vinyle sur son tourne-disque et, ce, à n'importe quel moment de la journée (en fil à la cafétéria, dans la douche, durant mon jogging...)
— Et bien, pourquoi ton agenda est plus intéressant que mes propos?
— Je notais la date du prochain examen, Monsieur.
J'adore Obscur parce qu'il se camoufle merveilleusement bien. Personne ne se douterait que ce carnet, censé recueillir nos horaires et événements à venir, cache en fait mes pensées les plus intimes. Personne, sauf M. Robert, il faut croire.
— Depuis le début du cours? Allez, donne-moi ça, ordonne-t-il en s'avançant vers moi, la main ouverte.
Je le supplie du regard. Il ne va pas me faire ça, quand même? Moi qui, lorsque j'hébergeais chez lui, ai lavé sa vaisselle, fais le ménage de la maison entière et vidé les poubelles tant de fois, voilà que sa trahison est déchirante (et j'exagère à peine). Je lui tend mon agenda à contre-cœur, priant pour qu'il se montre indulgent. M. Robert est reconnu pour faire vivre les moments les plus honteux à ses élèves. Par exemple, lire à voix haute les textos que des élèves reçoivent ou encore répondre lui-même aux téléphones cellulaires qui sonnent durant le cours.
— Voyons cela..., commence-t-il en inspectant mon carnet.
Les autres élèves sont soudainement attentifs au cours, dû à ce rebondissement imprévu. Je les déteste. Toutes ces années, enfermé entre ces murs, j'ai toujours été invisible pour eux, mais au moment où ils ont l'opportunité de se moquer de moi, voilà que j'émerge soudainement.
— «Je rêve de voir les couleurs, mais ce n'est que rêver en couleurs.», commence-t-il, les sourcils froncés et l'air intrigué.
Les élèves sont pendus à la bouche du professeur, curieux d'entendre la suite, tandis que moi j'ai envie de creuser un trou jusqu'au centre de la Terre et m'y engouffrer pour l'éternité. Lu à voix haute, mon poème a décuplé en ridicule et, à chaque mot, je me demande ce qui m'a pris d'écrire cette banalité. Soudain, mon regard se pose sur Olivia Chevalier, qui elle aussi m'observe. Elle me fait un sourire de compassion.
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Adolescents Fluorescents
Novela Juvenil« - Tu es un arc-en-ciel et je suis daltonien.» _______________________________ Olivia succède dans toutes les sphères de sa vie et respire le bonheur. Henry, quant à lui, broie du noir, parle couramment le silence et semble uniquement apprécier la...