Prologue

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La lune était belle. Ronde, grosse et si brillante. Sans doute était-ce au cours d'un soir comme celui-ci que les autorités avaient jugé inutile d'électrifier les voies, tant elles étaient déjà naturellement éclairées. C'eût été un véritable gâchis.

Sortant d'une réunion tardive du groupe de prières de mon église, je marchais d'un pas pressé au bord de la route en jetant de temps à autre des coups d'œil derrière moi, dans l'espoir de voir un taxi pour rentrer au plus vite. Il n'était pas prudent de traîner très longtemps dans le coin. Je pouvais à tout moment me retrouver nez à nez avec un braqueur, voire – pire ! – un crime-ritualiste(1), et ce n'étaient certainement pas les rares passants que je croisais, fortement avinés pour la plupart, qui me seraient d'un quelconque secours.

Le cœur battant la chamade, je récitai sans relâche toutes les prières de protection que je connaissais. Quelle heure pouvait-il être ? Rien sur moi ne me permettait de le savoir mais à juger par le calme qui régnait dans les alentours, minuit devait être passé depuis un bon moment. Comment n'avais-je pas pu voir passer le temps au point de me mettre en danger de la sorte, me reprochais-je incessamment. Je ne me souvenais même pas de la raison qui m'avait poussée à me rendre à cette réunion nocturne, ça n'était tellement pas dans mes habitudes. Qu'avais-je fait de Yoni ? Était-il resté seul à la maison ou l'avais-je envoyé chez un voisin ? Les questions se bousculaient dans ma tête sans que je fusse en mesure d'y répondre. Tout était flou dans mon esprit. C'était insensé. Aussi insensé que faire Alenakiri-Akournam à pied, à pas d'heure, sur une route où il n'y avait désormais même plus l'ombre d'un rat dans les poubelles d'Averda (2) que je longeais. Mon cœur tambourinait de manière si désordonnée que je risquais davantage de mourir de peur qu'autre chose.

Soudain, l'écho d'un cri de détresse, vite étouffé, fendit le calme apparent de la nuit sans que je pusse en identifier la provenance. C'en était trop pour moi. Pétrifiée par l'angoisse, je ne pus retenir les flots de mon corps de s'écouler le long de mes jambes et de mes joues. Ce soir, j'allais mourir c'était sûr et certain.

Un crissement de pneus m'extirpa de ma torpeur. Sans réfléchir, je plongeai dans le tas d'ordures accumulées près des bacs et fermai les yeux aussi forts que possible, comme si c'eût pu me rendre invisible. Quelques secondes plus tard, le véhicule déboula sur la rue et me dépassa sans s'arrêter.

Réalisant que je venais peut-être d'échapper à une mort certaine, je me mis à courir à en perdre haleine dans la direction opposée à celle qu'avait empruntée la voiture de la mort. Je courais sans relâche. Comme mue par mon instinct de survie, je courais avec la seule idée en tête de rentrer chez moi saine et sauve pour m'occuper de Yoni. Seulement, dans ma fuite, j'avais pris tellement de virages que je ne savais plus où j'étais. Des nuages inopportuns jugèrent bons d'éclipser la lune, alors que je me décidais à rejoindre une artère principale. Le quartier tout entier se retrouva plongé dans la pénombre.

C'est quelle malchance, ça ?

Ce secteur que j'avais pourtant déjà traversé de nombreuses fois devenait complètement étranger. Je ne reconnaissais plus rien. Ni les bars, ni les boutiques, ni même le motel dont l'enseigne clignotante était la seule source lumineuse dans les dix mètres à la ronde. Une voiture était garée devant, à une centaine de mètres de moi. À la vue des feux arrière rougeoyants et de la légère fumée qui sortait du pot d'échappement, je compris que le chauffeur était à l'intérieur. Prenant peur à l'idée que ce fût le même individu auquel j'avais échappé quelques minutes plus tôt, je me cachai cette fois dans un bosquet. Peu de temps après, une personne sortit du motel par une porte dérobée et s'engouffra dans le véhicule qui démarra aussitôt en trombe.

Le calme retomba. Les nuages s'écartèrent, laissant à nouveau le loisir à la lune de déployer fièrement ses rayons lumineux sur la ville. Ce que je considérai comme un bon présage me donna un regain d'énergie pour reprendre ma route. Mais, à peine posai-je le pied sur le bitume, qu'une douleur vive venant du bas-ventre me cloua au sol. Les flots de mon corps n'avaient pas dit leurs derniers mots...

Une grosse tache de sang recouvrait mon lit à mon réveil. Loin de me réjouir d'être enfin sortie de cet horrible cauchemar, je me sentais mal. Je saisis ma bible et mon chapelet -posés sous mon oreiller- pour conjurer le mauvais sort et me mis à prier de toutes mes forces. Mais la boule qui m'étreignait l'estomac était toujours là. Plus qu'un pressentiment, bien que n'étant pas superstitieuse, j'avais l'intime conviction qu'un malheur me guettait.

Seigneur, prends pitié !


(1) Acteur de crimes contre les personnes dont les corps des victimes sont retrouvés mutilés, avec des organes prélevés utilisés à des fins fétichistes ou lors de rituels occultes sensés, selon ceux qui en font usage, procurer puissance, pouvoir, promotion, richesses et longévité, etc.

(2) Société de ramassage d'ordures ménagères.

Pauvre & FièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant