Acte IV Scène II - L'infante, Chimène, Elvire

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L'infante
Je ne viens pas ici consoler tes douleurs ;
Je viens plutôt mêler mes soupirs à tes pleurs.

Chimène
Prenez bien plutôt part à la commune joie,
Et goûtez le bonheur que le ciel vous envoie,
Madame, autre que moi n’a droit de soupirer.
Le péril dont Rodrigue a su nous retirer,
Et le salut public que vous rendent ses armes,
À moi seule aujourd’hui souffrent encor des larmes :
Il a sauvé la ville, il a servi son roi ;
Et son bras valeureux n’est funeste qu’à moi.

L'infante
Ma Chimène, il est vrai qu’il a fait des merveilles.

Chimène
Déjà ce bruit fâcheux a frappé mes oreilles ;
Et je l’entends partout publier hautement
Aussi brave guerrier que malheureux amant.

L'infante
Qu’a de fâcheux pour toi ce discours populaire ?
Ce jeune Mars qu’il loue a su jadis te plaire ;
Il possédait ton âme, il vivait sous tes lois ;
Et vanter sa valeur, c’est honorer ton choix.

Chimène
Chacun peut la vanter avec quelque justice,
Mais pour moi sa louange est un nouveau supplice.
On aigrit ma douleur en l’élevant si haut :
Je vois ce que je perds quand je vois ce qu’il vaut.
Ah ! cruels déplaisirs à l’esprit d’une amante !
Plus j’apprends son mérite, et plus mon feu s’augmente :
Cependant mon devoir est toujours le plus fort,
Et malgré mon amour va poursuivre sa mort.

L'infante
Hier ce devoir te mit en une haute estime ;
L’effort que tu te fis parut si magnanime,
Si digne d’un grand cœur, que chacun à la cour
Admirait ton courage et plaignait ton amour.
Mais croirais-tu l’avis d’une amitié fidèle ?

Chimène
Ne vous obéir pas me rendrait criminelle.

L'infante
Ce qui fut juste alors ne l’est plus aujourd’hui.
Rodrigue maintenant est notre unique appui,
L’espérance et l’amour d’un peuple qui l’adore,
Le soutien de Castille, et la terreur du Maure.
Le roi même est d’accord de cette vérité,
Que ton père en lui seul se voit ressuscité ;
Et si tu veux enfin qu’en deux mots je m’explique,
Tu poursuis en sa mort la ruine publique.
Quoi ? pour venger un père est-il jamais permis
De livrer sa patrie aux mains des ennemis ?
Contre nous ta poursuite est-elle légitime ?
Et pour être punis avons-nous part au crime ?
Ce n’est pas qu’après tout tu doives épouser
Celui qu’un père mort t’obligeait d’accuser :
Je te voudrais moi-même en arracher l’envie :
Ôte-lui ton amour, mais laisse-nous sa vie.

Chimène
Ah ! ce n’est pas à moi d’avoir tant de bonté ;
Le devoir qui m’aigrit n’a rien de limité.
Quoique pour ce vainqueur mon amour s’intéresse,
Quoiqu’un peuple l’adore et qu’un roi le caresse,
Qu’il soit environné des plus vaillants guerriers,
J’irai sous mes cyprès accabler ses lauriers.

L'infante
C’est générosité quand, pour venger un père,
Notre devoir attaque une tête si chère ;
Mais c’en est une encor d’un plus illustre rang,
Quand on donne au public les intérêts du sang.
Non, crois-moi, c’est assez que d’éteindre ta flamme :
Il sera trop puni s’il n’est plus dans ton âme.
Que le bien du pays t’impose cette loi :
Aussi bien que crois-tu que t’accorde le roi ?

Chimène
Il peut me refuser, mais je ne puis me taire.

L'infante
Pense bien, ma Chimène, à ce que tu veux faire.
Adieu : tu pourras seule y penser à loisir.

Chimène
Après mon père mort, je n’ai point à choisir.

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